Cet article a été publié dans le Transcriptases n°148, consacré à la 16e ICASA 2011.
Les prises de positions les plus spectaculaires ont concerné la dimension politique de cette crise, en soulignant les responsabilités des différents acteurs engagés, et en appelant à une mobilisation forte pour obtenir l’augmentation des financements dédiés à la lutte contre le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi.
Au-delà des débats sur la mobilisation des ressources, la question de leur utilisation dans les meilleures conditions possibles a aussi été évoquée dans de nombreuses communications. Debrework Zewdie, la directrice exécutive adjointe du Fonds Mondial, le soulignait dans son intervention en séance plénière, « le côté face de la pièce du financement est la dépense ». Et dans la même intervention, elle attribuait au président malien Amadou Toumani Touré l’idée que « chaque dollar détourné [de la lutte contre le VIH] est une vie perdue ».
L’outil analytique qui permet d’attribuer à un dollar utilisé dans la lutte contre le VIH le bénéfice qu’il a pu procurer à un patient est le raisonnement en termes de coût-efficacité. Sous ce terme, on regroupe parfois abusivement une famille de raisonnements qui tendent à rapprocher le coût d’une activité à son résultat final. Sans entrer ici dans la catégorisation des méthodes, nous distinguons trois niveaux d’utilisation de l’analyse des coûts et des résultats obtenus qui ont pu être présentés au cours de l’ICASA.
Au sein d’un même programme
Un premier niveau, le plus simple, est la comparaison au sein d’un même programme, de plusieurs stratégies de mise en œuvre d’un service ou d’une intervention. Ainsi, une présentation proposait de comparer deux stratégies pour assurer l’accès au comptage CD4 des patients suivis dans un programme ougandais1MOAE0105 – Ocero A., Akena S., Otuba J., Ciccio L.- Providing CD4 Cell Count Tests to Hard-to-reach Communities in Northern Uganda : Cost-effectiveness of an Outreach Delivery Model. L’une organisée autour d’un appareil de comptage fixe, nécessitant le déplacement des patients vers un site de prise en charge de référence pour le prélèvement. L’autre, organisée autour d’un appareil mobile, pouvant se déplacer au plus près des patients pour effectuer le comptage. La seconde stratégie s’est révélée beaucoup plus coût-efficace que la première, puisque le coût unitaire d’un comptage CD4 a été évalué à 12,22 $, contre 27,96 $ pour le fonctionnement avec un appareil fixe. Ce résultat est d’autant plus intéressant que l’étude préalable à l’implémentation de ces stratégies avait estimé le coût unitaire de la méthode fixe à 6,28 $, soit un coût plus faible que la stratégie mobile. De plus, le fait d’éviter le déplacement au patient permet de lui faire économiser une moyenne de 19,01 $.
Ici, on voit bien que la simple évaluation des coûts de prise en charge par le système de santé, rapportée aux résultats de l’intervention (le nombre de comptages CD4 effectués), permet, dans un contexte particulier, de comparer deux interventions données. La conséquence de cette analyse à ce niveau d’intervention est évidente : une stratégie paraît bien préférable à l’autre et devrait, dans ce contexte bien précis, lui être substituée.
Dans des contextes différents
Un deuxième niveau d’utilisation est la comparaison des coûts et des résultats de programmes semblables, dans des contextes différents. Ainsi, la comparaison des coûts et des résultats de plusieurs programmes de Prévention de la Transmission de la Mère à l’Enfant (PTME) à travers le monde2MOAE0102 – Doughty P., Toure H., Chewe L., Dabis F. – Estimating the Cost of Preventing Mother to Child Transmission of HIV : A Multi-country Appraisal permet d’estimer le coût à payer pour éviter une transmission du VIH entre une mère et son enfant (TME). Les résultats de cette étude dans trois pays africains donnent l’image de la PTME comme une stratégie aux rendements décroissants. Les pays où la couverture des besoins pour la PTME est la plus forte sont aussi ceux où l’on dépense le plus d’argent pour éviter un cas de TME (Tableau 1). Ainsi, la Côte d’Ivoire, où le coût pour éviter une TME est estimé à 1 703 $, pourrait être considérée plus performante que le Rwanda et la Namibie (où ce coût est respectivement estimé à 1 848 $ et 1 476 $), mais la réduction de la TME grâce aux programmes de PTME est estimée à seulement 25 % en Côte d’Ivoire, alors qu’elle est estimée à plus de 50 % au Rwanda et en Namibie.
La comparaison des performances de ces différents programmes permet de comprendre les enjeux opérationnels liés au développement de la PTME. Ce n’est pas ici une comparaison entre des stratégies, mais une comparaison entre différents programme. Les informations qu’on en tire ne permettent pas de privilégier un type d’intervention à une autre, mais la mise à disposition de ce type de données permet aux programmes de se situer en termes de coûts et de performance par rapport à d’autres programmes, et donc d’identifier des pistes d’amélioration de leurs activités.
Rethink HIV
Un troisième niveau d’analyse, plus abstrait, était celui proposé par le groupe Rethink HIV, très présent à la conférence. L’idée de ce groupe, basé au Copenhagen Consensus Center, est de demander à des scientifiques de différentes disciplines (économistes, démographes, épidémiologistes) d’estimer le coût-bénéfice des principales interventions en matière de lutte contre le VIH. L’analyse coût-bénéfice consiste à exprimer le résultat d’une intervention en termes monétaires, pour pouvoir comparer l’investissement consenti et le résultat attendu dans une unité monétaire unique, ce qui est supposé faciliter la prise de décision.
On ne rentrera pas ici dans les détails de l’évaluation des bénéfices des interventions de lutte contre le VIH en termes monétaires. Un élément central néanmoins, est l’hypothèse selon laquelle on peut chiffrer le prix d’une vie humaine. Cette hypothèse peut (et doit) être discutée. La valorisation d’une vie humaine en termes monétaires est en effet un exercice dérangeant, surtout quand on indexe cette valorisation sur des mesures économiques qui varient à travers le monde (comme le PIB par habitant d’un pays par exemple). Il faut bien évidemment considérer cette évaluation comme un exercice de pensée, qui peut contribuer à objectiver des choix, en complément d’autres arguments.
L’analyse coût-bénéfice proposée par Rethink HIV porte sur dix-huit interventions, regroupées en six thématiques principales : prévention de la transmission sexuelle, prévention de la transmission non-sexuelle, traitement, recherche vaccinale, politique sociale et renforcement de système de santé.
Le tableau 2 montre les résultats de ces estimations de coût-bénéfice. Comme il paraît illusoire de proposer une valeur unique pour chaque intervention, on a représenté ici, pour chaque intervention, l’intervalle entre la valeur minimum de l’estimation du ratio coût-bénéfice, et sa valeur maximum. Ainsi, on voit que les interventions de sécurité transfusionnelle, malgré une amplitude très importante, paraissent apporter un bénéfice maximum pour une dépense donnée, puisque l’investissement d’un dollar dans la sécurité transfusionnelle peut rapporter jusqu’à 882$ de bénéfices.
Les résultats de ces évaluations montrent que la PTME a un ratio coût-bénéfice particulièrement intéressant (entre 28$ et 316$ de bénéfice pour chaque dollar investi dans des interventions de PTME). En regard, le coût des traitements ARV fait que le bénéfice d’un dollar investi dans l’accès aux ARV procure un bénéfice évalué entre 1$ et 6,3$.
En marge de la conférence, un atelier réunissant des représentants de la société civile a été organisé, autour de la question: «Si 10 milliards de dollars étaient récoltés pour la lutte contre le VIH, quelle serait la meilleure utilisation à en faire»? Les participants, informés des évaluations de Rethink HIV ont proposé une priorisation des interventions, qui plaçait la PTME au premier rang des actions à privilégier, immédiatement suivie par le passage à l’échelle des traitements. L’investissement pour la circoncision masculine n’arrivait qu’en septième place. Le même exercice avait été proposé, à l’Université de Georgetown, en septembre 2011, à un panel de décideurs investis dans la lutte contre le SidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. Ce panel, avait placé la circoncision masculine en haut de la liste des actions prioritaires, le traitement et la PTME venant respectivement en deuxième et troisième place.
La comparaison de ces deux exercices est intéressante, puisqu’elle montre que l’inclusion des arguments de coût-bénéfice dans une réflexion politique n’en détermine pas entièrement l’issue, mais fournit un argument à part, au même titre que les arguments éthiques, des principes de droit à la santé et d’accès équitable aux soins, ou les préférences subjectives des personnes impliquées dans la prise de décision.
L’analyse des coûts, élément moteur?
On voit ici que les réflexions sur la meilleure façon de dépenser les ressources de la lutte contre le VIH étaient bien présentes à l’ICASA 2011. Plus que d’apporter des réponses définitives sur la meilleure façon de dépenser, les présentations ont fait apparaître la nécessité d’aborder ces coûts à trois niveaux de réflexion. Au niveau opérationnel, le suivi précis des coûts des traitements ARV pour une vie entière et des résultats obtenus permet de déterminer quelles stratégies paraissent les plus efficaces pour atteindre un objectif donné. Ces mêmes données permettent, à un niveau d’agrégation supérieur, de comparer les coûts de différents programmes, et de mieux comprendre les conditions de production des services nécessaires pour la lutte contre le VIH. Enfin, à un niveau encore supérieur d’agrégation, on peut théoriquement comparer les bénéfices à attendre d’interventions différentes.
L’analyse des coûts est donc essentielle pour la compréhension des programmes et pour l’amélioration de leurs performances. Néanmoins, comme cela a été souligné à plusieurs reprises par les audiences des sessions, cette analyse n’est qu’une famille d’arguments parmi d’autres. Les considérations de coût doivent avant tout être prises comme une manière d’optimiser la lutte contre le VIH, mais ne peuvent pas être l’unique moteur des décisions politiques sur le financement de cette lutte.