Cet article a été publié dans Transcriptases n°143, suite à l’intervention de l’auteur lors des Journées scientifiques 2010 du Réseau Jeunes chercheurs en sciences sociales et VIH/sida.
Depuis le début des années 2000, l’Agence nationale de recherche sur le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. (ANRS) et l’Institut de veille sanitaire (InVS) notent une augmentation des prises de risques sexuels liés au VIH/sida chez les homosexuels masculins. Dans un contexte où l’information sur la prévention de cette infection est quasi connue de tous, se pose la question de savoir pourquoi, en dépit de cette connaissance, certains individus ne se protègent pas. De nombreuses réponses ou pistes de réflexions ont déjà été proposées pour tenter de résoudre cette interrogation, notamment en sociologie. On a mentionné par exemple la lassitude du préservatif, le désir de fusion avec le partenaire, la revendication de ne pas souscrire à une norme de prévention hygiéniste, etc.1Le Talec JY, « Bareback et construction sociale du risque lié au VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. chez les hommes gays », in : Sexualité, relations et prévention chez les homosexuels masculins, ANRS, 2007.
La présente recherche, financée par Sidaction, est loin d’invalider ces résultats, mais elle les complémente. Orientés par la psychanalyse, nous nous sommes en effet plus attachés aux aspects individuels de la prise de risque qu’à ses composantes sociales, même si l’on ne peut bien évidemment pas s’intéresser à un individu sans le référer au contexte dans lequel il vit. Notre «grille de lecture» est la théorie psychanalytique de Jacques Lacan. En quoi cette théorie est-elle utile pour dire quelque chose de la question des prises de risques chez les gays ? C’est la question à laquelle nous allons tenter de répondre progressivement. Il ne s’agira donc pas tant de présenter les résultats de notre recherche, que d’en exposer le sens et la démarche.
Pour Lacan d’abord, il n’est pas question d’individu ou d’individualité. Les sociologues, les épidémiologistes, le discours de santé publique dans son ensemble, et finalement le «discours commun» postulent quasiment tous en effet au coeur de leur conception du risque un individu : l’individu qui prend un risque. Cet individu, comme l’indique son étymologie, se définit d’être indivisible : il est égal à lui-même, il «colle» à son comportement qu’il veut rationnel et motivé. C’est à partir de ce postulat que le discours scientifique cherche des «causes» aux prises de risques, tentant de les spécifier à l’aune de méthodologies plus ou moins complexes et souvent dépendantes de la statistique. Même si certains chercheurs tendent à relativiser les notions de «rationalité» ou de «relation de cause à effet», en pointant par exemple la variabilité culturelle de leur expression, la plupart croient cependant en cet individu indivisible.
L’enjeu de cette croyance est peut-être que sans elle l’édifice de la prévention risque de se morceler. Si l’on ne postule plus en effet que la prévention s’adresse à des individus rationnels, comment alors se permettre de la reconduire (du moins de la reconduire telle qu’elle est aujourd’hui) ? Il n’est pourtant pas tenable d’en appeler à la fin de cette prévention, puisqu’elle fonctionne quand même relativement bien dans la plupart des cas et la plupart du temps, et ce depuis de nombreuses années. Il apparaît cependant que certains sujets, du moins à certains moments de leur vie, n’y sont pas sensibles. Pourquoi ne pas combiner alors à la conception habituelle de la prévention un point de vue qui suppose un au-delà de la rationalité ?
Cet au-delà a été défini par Lacan, et en opposition au concept d’individu, par celui de sujet. Le sujet se définit avant tout d’être divisé. Cette division peut être comprise de plusieurs manières. D’abord, le sujet est divisé entre plusieurs désirs : il veut une chose, mais il veut son contraire en même temps. Remarquons qu’en cela le sujet n’obéit pas au principe de non contradiction formulé par la science – et par les discours qui se présentent comme rationnels – où une proposition ne peut pas être à la fois vraie et fausse. Mais le sujet est aussi divisé entre corps et pensée. Par exemple, le sujet a posé un acte sans vraiment savoir pourquoi sur le moment, car ce n’est qu’après-coup que la signification de cet acte a pu lui apparaître. Bien sûr, Lacan n’a pas été le premier à pointer que l’individu (ou plutôt le sujet donc) n’est pas égal à lui-même, mais c’est lui, nous semble-t-il, qui l’a le plus précisément formalisé dans les différents séminaires qui ont scandé son enseignement – et c’est pourquoi nous nous en orientons.
Mais alors, quel usage faisons-nous de cette théorie du sujet pour la question de la prévention du sida chez les gays ? Nous proposons de considérer qu’une prise de risque puisse être voulue et non voulue à la fois. Cette division du sujet étant «applicable» à toute pratique humaine, à tout individu, cette conception n’est donc pas pathologiseante ; autrement dit, il n’y a pas que les gays à être divisés, et notamment il n’y a très certainement pas qu’eux à l’être sur cette question des prises de risques.
Afin de repérer l’éventuelle division en jeu dans les prises de risques liés au VIH-sida chez les homosexuels masculins, nous avons mis en place des entretiens à l’association Aides Paris. Les entretiens étaient proposés à partir de sites internet gay, dont un plutôt dévolu à des pratiques non protégées dites de bareback, et l’autre plus «généraliste». La proposition d’entretiens consistait à présenter le sujet de notre recherche, notre discipline universitaire, et notre visée, à savoir repérer les aspects subjectifs en jeu dans les prises de risques, afin de pouvoir proposer de nouvelles pistes de réflexion sur la prévention du sida. Il était précisé aux répondants que tout ce qui pouvait leur venir à l’esprit pouvait être dit dans le cadre de nos entretiens s’ils le souhaitaient, même si cela n’était pas en rapport direct avec cette question des prises de risques.
Dans cette étude en effet, le savoir est du côté du sujet, et non du chercheur. Notre méthode a donc consisté à laisser les répondants expliquer librement le sens que revêtent pour eux leurs prises de risques, selon le procédé de l’association libre. La plupart du temps, ce sens était insu des répondants eux-mêmes : il a fallu que les répondants prennent la parole pour que ce sens apparaisse. Ce savoir paradoxalement insu se présente souvent sous cette forme : «Au fond, disent les répondants, je l’avais toujours su, mais je ne me l’étais jamais dit.» Dans l’entretien, le sujet retrouve certaines coordonnées explicatives de ses prises de risques, mais sans prétendre à tout dire ou à tout expliquer : les rapports de causalité que le sujet peut discerner dans son parcours de vie sont toujours indirects et font l’objet d’une reconstruction après coup dans la parole.
Pourquoi avoir misé sur cette situation du savoir, placé du côté du répondant/du sujet ? Au fond, la division subjective n’est pas une explication en soi aux prises de risques. Il s’agit plutôt de repérer à quel type de vécu s’articule cette division pour y trouver une valeur heuristique. Or ce vécu n’est atteignable que par la parole, dans l’enchaînement signifiant (c’est-à-dire l’enchaînement de mots), ordonnés selon la paire S1 (signifiant 1) S2 (signifiant 2). Dans la conception lacanienne, la division du sujet est déjà en jeu dans cette articulation. Pour Lacan en effet, «le sujet est ce que représente un signifiant auprès d’un autre signifiant». Autrement dit, le sujet est toujours déduit de la chaîne signifiante, mais il n’est jamais égal à lui-même. De ce point de vue, le sujet serait plutôt à situer au niveau de la flèche même qui part du premier signifiant pour aller au second. Ce qu’il faut donc comprendre, c’est que la division du sujet ressort essentiellement de son discours : c’est quand nous parlons et que nous lâchons prise sur notre exigence propre de rationalité et de cohérence que nous nous découvrons, dans nos propres mots, divisés.
Un savoir se déduit de cette suite des signifiants, au sens où le sujet se découvre dans cette articulation de mots comme produit de son propre discours : il dit des choses auxquelles il ne s’attendait pas et qui, en étant dites, le modifient. Autrement dit, le sujet change de position subjective. La conception du sujet de Lacan n’est en donc pas la même que celle de Foucault, qui est implicitement très utilisée par les sociologues qualitativistes lorsqu’ils traitent du risque. Pour Foucault, le sujet est avant tout construit discursivement par le contexte historico-social dans lequel il vit. Lacan d’une certaine manière n’est pas en contradiction avec cette théorie, mais dans son enseignement il apparaît surtout que le sujet est parlé par l’Autre. Cet Autre, c’est avant tout le discours qui est tenu sur lui, le plus souvent par la sphère social qui l’a encadré dans les premiers temps de sa vie, le plus souvent les parents.
Lacan le dit ainsi dans son séminaire 23 à la page 162 : «Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons notre destin, car c’est nous qui le traçons comme tel. Nous en faisons notre destin, parce que nous parlons. Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c’est ce qu’ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. Entendez là ce nous comme un complément direct. Nous sommes parlés, et, à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé.»
Le sujet se fait donc représenter par les signifiants de l’Autre qui le désignent, car ces signifiants vectorisent le désir qu’à l’Autre pour lui. Autrement dit, le sujet constitue son désir sur ce qu’il suppose du désir de l’Autre à son endroit. Sans rentrer dans les détails, cette conception tend à montrer que le corps du sujet et la façon dont il en jouit (notamment dans la réalisation coïtale) dépendent avant tout des signifiants qui l’ont marqué et qu’il a oubliés. Ce marquage est à proprement parler le fondement même du sujet, même s’il se révèle au final divisé, manquant, et donc a-substantiel. Cette question des marques signifiantes familiales et de leurs liens aux prises de risques (liens toujours indirects et qui ne ressortissent pas d’un rapport de cause à effet) est centrale dans nos résultats de recherche. Bien qu’elle soit tout à fait intéressante, ce n’est pas l’objectif du présent article que de les présenter puisqu’il s’agit plutôt ici de nous présenter le sens de notre démarche de recherche.
Poursuivons donc. Cette conception du savoir et du signifiant que nous avons présentée explique que les entretiens aient essentiellement pour effet de faire recouvrir au sujet des expériences de vie parfois très précoces dont il ne s’était jamais souvenu jusqu’alors : «Je l’avais toujours su, mais je ne me l’étais jamais dit», disent les répondants. Il est donc clair que le savoir issu de la prise de parole dépend du moment où cette parole est prise. Un sujet peut par exemple donner des versions explicatives différentes de ses prises de risques selon le degré d’approfondissement des entretiens. Il ne s’agit pas de mensonges ou d’omissions, mais simplement du fait que le sujet ne peut pas dire sa vérité tout d’un coup, ne serait-ce que parce qu’il ne peut logiquement pas la découvrir en une seule fois. Il faut plusieurs temps logiques pour que ce savoir se déplie.
Pour cette raison, notre méthodologie a consisté à faire plusieurs entretiens avec une même personne si elle le souhaitait également. Le cadre que nous avons proposé est donc proche du modèle freudien de la psychanalyse. Il ne s’agissait cependant pas de psychanalyse, au sens où les entretiens étaient arrêtés sur des moments particuliers qui permettaient à ceux qui le désiraient de s’adresser à un psychanalyste. Ces entretiens n’avaient pas non plus de visées psychothérapeutiques, même si de surcroît certains répondants ont pu témoigner du bénéfice qui est pour eux ressorti du fait d’avoir pu discuter librement dans un cadre d’écoute bienveillant.
Pour illustrer cette théorie du sujet et du signifiant, nous partirons de la question de l’identification et de sa subversion dans notre dispositif de recherche. Considérons le mot «bareback». Toute une littérature existe sur la dimension identitaire du bareback : on se définit comme barebacker pour tel ou tel motif, on y tient, on en fait une revendication personnelle, politique, communautaire, etc. Pourtant, rien là de très spécifique au bareback puisque nos sociétés occidentales sont globalement obnubilées par la définition de l’identité de soi, en tant qu’elle serait sensée dire quelque chose de la valeur et du sens de nos paroles. «Parlez-vous en tant qu’homosexuel ? que gay ? que pd ? qu’homme ? que trans ? que mère de famille ? que chef d’entreprise ? nous demande-t-on.» Ainsi les barebackers seraient ceux qui objecteraient au discours de santé publique, mentionne par exemple Jean-Yves Le Talec2Le Talec JY, « Bareback et construction sociale du risque lié au VIH chez les hommes gays », in : Sexualité, relations et prévention chez les homosexuels masculins, ANRS, 2007, comme par opposition à un hygiénisme par trop antinomique au plaisir charnel. Cela n’est pas faux, mais n’est pas suffisant non plus. Dans les entretiens que nous avons réalisés, toutes les personnes qui se présentaient comme barebackers soulignaient à quel point ce terme était au fond creux, au sens où il ne disait rien de leur expérience subjective de la sexualité. Il a fallu, pour aller au-delà, qu’ils enchaînent les signifiants qui comptaient pour eux et qui, en les rapprochant de l’expérience subjective singulière et irréductible de leurs pratiques sexuelles et de leurs significations, les éloignaient du même coup de l’identification adhésive à la figure du barebacker.
Un autre aspect de cette recherche permet d’éclairer cette impasse de l’identité. Nous nous étions dans cette recherche initialement interrogés sur les cas de contaminations dites «volontaires» chez des homosexuels masculins, avec bien sûr dans l’idée qu’il ne s’agissait pas de reconduire et d’entériner cette notion de «volonté», mais bien de la déconstruire. Il est effectivement apparu en entretien que parler de «volonté» dans ce cadre est inexact et insuffisant : les répondants que nous avons rencontrés qui présentaient ce type de désir de contamination étaient en fait largement divisés par ce désir. Comme nous l’avons évoqué plus haut en effet, le sujet veut une chose et une autre, par exemple se contaminer, mais préserver sa santé, se contaminer à un moment mais pas à un autre. Il apparaît ainsi que dire «je suis barebacker», ou dire «je veux me contaminer» ou «je veux contaminer mon partenaire», on ne peut jamais y croire. Il ne s’agit pas de mépris pour le discours de sujet, mais au contraire de la supposition d’un sens latent plus intéressant et qui ne devient dicible que si on laisse au sujet l’opportunité d’approfondir par la parole son vécu intime. Autrement dit, il s’agit de ne pas prendre le discours du sujet au pied de la lettre.
Cette conception du corps et du langage tend à remettre assez radicalement en cause le grossier clivage qui existe dans certains discours entre relapse et bareback. Il s’agit de déconstruire ces notions et de les placer sur un continuum, non pas pour dire qu’elles sont équivalentes, mais pour pointer qu’elles n’ont aucune consistance pour les sujets qui les vivent. Il existe en effet un écart – voire un hiatus – entre la théorisation du rapport des gays au sida faite par certains chercheurs et associatifs, et l’expérimentation subjective de ce rapport par les gays au un par un. Il est d’ailleurs clair qu’un même sujet peut passer par plusieurs positions au cours de sa vie sexuelle : d’abord il se protège tout le temps, ensuite il a quelques rapports non protégés, et finalement il a des rapports non protégés très fréquents, au point où lui-même peut dire, par exemple, qu’il veut être contaminé sans le vouloir.
Un des objectifs de notre recherche a donc été de nous centrer sur le vécu intime du sujet et sur sa variabilité : qu’est-ce qui fait que l’on pose à un moment un acte à risque ? Bien souvent, le répondant à l’enquête n’a pas d’avance réponse à cette question puisqu’il est justement et fondamentalement divisé dans la volonté de son désir. Pourtant, comme nous l’avons dit, le savoir ne peut être que de son côté. Cela a impliqué qu’il n’y ait dans cette recherche pas de questionnaire préétabli : c’est dans l’énonciation – dans le fait de prendre la parole – que se produit un effet de vérité, qui fait critère de gain de savoir. Certes cette parole est hasardeuse, et pour cela est difficile parfois à prendre (et il convient souvent pour demeurer bienveillant à l’égard du sujet de ne pas insister en tant que chercheur, c’est-à-dire de céder sur notre volonté de savoir), mais c’est précisément dans ce hasard – qui est un autre nom de la division – que devient possible un éclaircissement de ce qui sinon resterait insu au sujet lui-même.
L’objectif des entretiens a donc été de problématiser la prise de risque, de la construire comme un symptôme, c’est-à-dire non pas une souffrance ou un déficit à éradiquer comme le fait la psychiatrie moderne – c’est sa conception du symptôme – mais comme une question que se pose le sujet sur lui-même. Tous les répondants à la recherche ont ainsi témoigné d’une division quant à leurs prises de risques, qu’il s’agisse de cas de contamination dits volontaire, de cas de relapse ponctuel ou de cas de bareback : leurs prises de risques sont voulues, mais elles constituent pour eux un problème (au sens d’une question) en partie explicable. Nous le répétons : les prises de risques ne sont pas intéressantes en soi, mais uniquement en tant qu’elles viennent traduire – toujours indirectement – la position subjective du sujet par rapport à sa propre existence et à son histoire de vie.
Enfin, il faut remarquer que les données issues de cette recherche – et que nous présenterons ultérieurement – à savoir la logique qui peut conduire ou pas à devenir séropositif, oui qui du moins le facilite ou en détourne, ces données n’auraient pas pu apparaître à partir d’une méthodologie d’enquête trop rigide, de type questionnaires préconstruits. En offrant un cadre d’entretien où la parole puisse être aussi libre que possible, les répondants ont pu parler de ce qui eux les intéressaient et de comment ils se représentaient leurs propres existences, telles qu’elles s’articulent à cette question du risque. Pour le dire autrement, revenir sur l’ensemble de leur parcours de vie leur a permis de déplier les singularités de leurs positions subjectives, dans ce qu’elles ont d’irréductible à toutes autres.