L’édito pour cette 109e livraison de Swaps, LA revue sur la RdR, les drogues et la santé des usagers, s’est soudainement imposé à moi. En naviguant sur mon iPhone, tard dans la soirée, je suis tombé sur l’audition du trublion de la presse Bolloré, Cyril Hanouna, le 14 mars 2024, par la commission d’enquête de l’attribution des fréquences TNT à l’Assemblée nationale. A priori rien à voir avec Swaps. Mais les mots «fentanyl» et «xylazine» dans la bouche de l’animateur provocateur m’ont invité à l’écoute. Il tentait de s’expliquer sur une fake news diffusée le 12 septembre 2023, où il affirmait, corps désarticulés à l’appui, que «la drogue du zombie» (la xylazine, cf. p. 9) était arrivée à Rouen. Vidéo devenue virale qui a mobilisé, du préfet de Seine-Maritime jusqu’à l’Arcom, l’autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, pour y apporter un démenti. Il s’agissait en fait de personnes handicapées. «Les manifestations de ce handicap ont été présentées à tort à l’antenne comme résultant de la consommation d’une drogue par des personnes identifiables», selon l’Arcom. Bilan: 50000€ d’amende pour C8.
Les nouvelles drogues de synthèse sont un sujet sérieux trop souvent malmené. Ce numéro de Swaps est centré sur la question du fentantyl, du nitazène, et autres nouveaux opioïdes de synthèse. Rappelons-le, le fentanyl et ses colistiers ont fait, en vingt-cinq ans, plus de 700000 morts par overdose en vagues successives aux États-Unis. C’est douze fois le nombre de victimes américaines de la guerre du Vietnam et, chaque année depuis 2022, plus du double des accidents de la circulation aux États-Unis. Au départ: sur-prescription et détournement d’antalgiques de la pharmacopée légale, puis déferlante de fentanyl de synthèse fourni par le narcotrafic…
Pour les lecteurs de Swaps et de Vih.org, les répercussions de ce phénomène dépassent la seule comptabilité morbide et la saga judiciaire associée: faillite du groupe Purdue Pharma, fabricant de l’OxyContin; perte de productivité des personnes souffrant de troubles liés à la consommation d’opioïdes estimée à plus de 92 milliards de dollars… Dans la littérature, nombre de publications démontrent que la crise des opioïdes menace le programme d’éradication du VHC aux États-Unis et influence négativement le 95-95-95 des objectifs d’éradication du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. Dans un contexte de manque de donneurs, les États-Unis utilisent des organes prélevés sur des jeunes décédés d’overdose d’opioïdes, pour la plupart homeless, VHC+ ou VIH+ et VHC+ au point de développer de nouvelles stratégies de protocoles de PrEPPrEP Prophylaxie Pré-Exposition. La PrEP est une stratégie qui permet à une personne séronégative exposée au VIH d'éliminer le risque d'infection, en prenant, de manière continue ou «à la demande», un traitement anti-rétroviral à base de Truvada®. anti-VHC pour le receveur de greffons (rein, foie ou poumon) contaminés par le VHC.
La France semble bien moins exposée à une crise des opioïdes (cf. l’article de David Le Pabic p. 7). Le produit reste néanmoins dans la ligne de mire des autorités policières et sanitaires –même si les saisies de fentanyl sont modestes– autorités qui restent vigilantes quant aux cocktails avec d’autres produits, comme la xylazine.
Ces nouvelles drogues de synthèse s’invitent aussi dans le débat géopolitique (cf. p. 15). La prohibition de la culture d’opium par les talibans en Afghanistan (90% de la production mondiale d’opium illégal) soulève le spectre d’une pénurie d’héroïne qui ouvrirait encore un peu plus la porte aux drogues de synthèse. Les Nations unies mettent en garde contre les conséquences «graves et profondes» d’une pénurie d’héroïne, même s’ils financent des cultures alternatives afin de permettre aux agriculteurs afghans de se libérer du pavot. Mais ces politiques ont eu très peu d’impact durable sur la culture du pavot, bien moins que la première interdiction des talibans en 2001, très coercitive, mais levée après l’invasion de l’Afghanistan la même année.
Enfin, il est un débat non tranché, mais surexposé, qu’est la classification des opioïdes par niveau d’effets. Un classement à manier avec prudence. Un récent éditorial du Lancet sur les effets des nitazènes (cf. p. 12) –qui auraient causé la mort de 54 personnes dans les six derniers mois en Grande-Bretagne– établissait une échelle d’effets. Si l’héroïne est en base 1, le fentanyl serait 50 fois (ou 100 fois selon les tableaux) plus fort, et l’étonitazène, 500 fois plus! Ces tableaux (cf. p. 12) sont issus le plus souvent de données de pharmacologie animale ou expérimentale, par exemple en analysant les constantes d’affinité pour les récepteurs opioïdes. En clinique, il n’existe pas d’équivalence formelle entre les doses d’opioïdes, car cela dépend du type de douleur et du patient. Des tables d’équianalgésies sont néanmoins proposées, où le fentanyl est dans un rapport de 1/160 par rapport à la morphine per os. Il n’existe aucune classification des effets du mésusage.
Comme quoi les opioïdes, c’est un sujet bien trop compliqué pour Cyril Hanouna.
Gilles Pialoux, rédacteur en chef de Swaps et Vih.org.