La prégabaline (Lyrica©) est un médicament appartenant à la classe des gabapentinoïdes. Mise sur le marché en 2004 pour le traitement de l’épilepsie partielle, son indication s’est rapidement étendue à la gestion de la douleur neuropathique, et du trouble anxieux généralisé. Elle fait l’objet de recherches dans de nombreuses pathologies comme la fibromyalgie, la gestion de l’alcoolodépendance, et plus généralement des troubles addictifs. Les professionnels font face dans un contexte d’augmentation du volume des ventes, à une demande croissante de prescriptions de la part des patients. Dans les services de neurologie, de médecine de la douleur et de psychiatrie, sa prescription est devenue usuelle. Pourtant, de nombreux signaux épidémiologiques de mésusage ont émergé en France comme à l’étranger depuis le début des années 2010, avec une accélération du phénomène dans l’Hexagone depuis 2018, selon les données d’addictovigilance. La prégabaline est effectivement devenue un des premiers médicaments faisant l’objet d’ordonnances falsifiées. Comment expliquer ce paradoxe ?
Les effets de cette tendance addictive sont particulièrement visibles dans les établissements médicosociaux, les services d’urgences, les prisons et les services de soins addictologiques où les demandes de soins, tantôt pour prescription, tantôt pour aide à l’arrêt, affluent.Dans un contexte de pauvreté relative des données scientifiques sur ce mésusage, les professionnels font face à cette problématique nouvelle malgré l’absence de directives spécifiques reçues, l’attention portée à cette problématique émergente n’en étant encore qu’à ses balbutiements.
Face à l’importance du phénomène, l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament) a fait imposer l’utilisation d’ordonnances sécurisées et limiter leur durée à 6 mois depuis mai 2021, afin d’inciter à la dé prescription de prégabaline. Malgré ces dispositions, les demandes de soin continuent d’affluer et les professionnels tentent de proposer des approches adaptées dans leurs prises en charge
Usagers : une population précaire et hétérogène
À ce jour, peu de données quantitatives existent sur le profil sociodémographique et psychologique des usagers de prégabaline. Il s’agit d’une population précaire qui passe sous le radar des études épidémiologiques habituelles, qui a pu néanmoins être explorée lors d’enquêtes qualitatives. Le public usager de prégabaline est retrouvé dans les grandes métropoles : Lyon, Paris, Marseille, Bordeaux ou encore Toulouse. Essentiellement masculine, cette population est assez hétérogène mais les usagers ont souvent pour point commun d’être vulnérables sur le plan social, présentant des parcours de vie traumatiques et des conditions de vie difficiles. Elle serait composée de deux principaux publics : les usagers d’opioïdes originaires d’Europe de l’Est (notamment de Russie, Géorgie, Ukraine, Biélorussie et Arménie) et un public plus jeune originaire d’une partie du Maghreb.
Dans le premier groupe, on compte une haute prévalencePrévalence Nombre de personnes atteintes par une infection ou autre maladie donnée dans une population déterminée. du geste d’injection. L’émigration vers l’Europe occidentale est motivée par des raisons politiques, économiques et sociales, mais également sanitaires, de nombreux usagers de drogues ainsi que les patients atteints par le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. ou le VHC viennent chercher en France des soins qui leur sont difficiles d’accès dans leur pays1. Ils utilisent la prégabaline pour potentialiser les effets de la méthadone, de la morphine ou de l’héroïne. Il s’agit notamment des usagers de drogues géorgiens, qui représentent dans certaines métropoles jusqu’à un tiers des files actives des Caarud. Le pays, impacté par les évènements géopolitiques qui se sont succédé depuis le démantèlement de l’URSS, est touché par un contexte économique et social défavorable et se trouve sur les routes caucasienne et septentrionale de l’héroïne. La population usagère d’opiacés est parmi les plus importantes au monde qui fait paradoxalement face, dans son pays d’origine, à une politique de répression historiquement sévère2.
Le second public est constitué de personnes originaires d’Afrique du Nord, en particulier du
Maroc et d’Algérie. Ce public, plus jeune, compte une partie de Mineurs non accompagnés (MNA). Ayant quitté leur pays du fait d’importantes difficultés sociales, ils sont issus de
parcours migratoires complexes et récents, traumatogènes. Nombre d’entre eux vivent à la
rue ou en centres d’accueil pour migrants, en situation irrégulière3. En conséquence, ces
jeunes présentent de multiples carences affectant leurs capacités de socialisation et engendrant de la violence et des troubles du comportement, tant vis-à-vis de leurs pairs que des adultes. Ils vivent souvent de délits (vol à l’arraché, racket, guet pour les dealers, etc.) ou travaillent au noir. Ces communautés sont suspectées d’être touchées par des réseaux de traite humaine4. Qu’ils soient mineurs ou adultes, nombre d’entre eux ont eu des parcours carcéraux ou judiciaires. Souvent utilisée en association avec le tramadol ou le Rivotril©, la prégabaline est présentée chez ce public comme nécessaire pour supporter les conditions de vie éprouvantes5.
Effets recherchés
D’un point de vue pharmacologique, les gabapentinoïdes sont structurellement similaires à l’acide gamma-amino-butyrique (GABA), un neurotransmetteur agissant dans les circuits de la récompense et ayant un effet inhibiteur du système nerveux central. C’est cet effet GABA-mimétique qui est probablement à l’origine des effets psychotropes ressentis. Du fait d’un pic plasmatique rapide et d’un effet-dose proportionnel, le médicament est détourné vers des usages récréatifs, procurant des effets anxiolytiques et analgésiques, mais également d’euphorie, de défonce et de psychostimulation6. Les usagers font, dans leurs témoignages, un parallèle entre les effets des psychostimulants habituels – principalement la cocaïne-crack – et ceux de la prégabaline. Ainsi celle-ci est utilisée à visée de désinhibition et énergisante dans le quotidien.
La prégabaline serait souvent utilisée en association avec d’autres psychotropes, pour potentialiser leurs effets ou gérer la descente. Chez les usagers d’opiacés, elle permettrait de diminuer les doses utilisées, au risque de provoquer des amnésies 7et chez les patients traités par méthadone, elle modifierait l’effet de leur traitement, induisant une sensation de «défonce»8. Elle serait aussi utilisée de manière sauvage pour la gestion des codépendances, comme substitut ou pour prévenir la consommation de drogues alternatives, benzodiazépines, opioïdes et cocaïne. Chez les usagers, la prévalence des symptômes dépressifs et anxieux semble importante, ainsi que des antécédents traumatiques, la prégabaline permettant parfois de faire face à des idées suicidaires ou d’automutilation. Il s’agirait d’une population particulièrement touchée par des douleurs chroniques, non prises en charge jusqu’alors du fait d’un éloignement des systèmes de soins. Bon nombre d’entre eux rapportent avoir débuté l’usage dans leur pays d’origine, puis augmenté les doses après leur arrivée en Europe, soit via un prescripteur, soit via le marché noir. Une partie d’entre eux ne considèrent pas ce détournement médicamenteux comme s’inscrivant dans des conduites addictives, la prégabaline étant alors vue comme un outil pour se soigner plutôt que comme une drogue, faisant évoquer une forme d’automédication.
Ces fonctions sont étayées à travers l’analyse de l’addictovigilance sur les ordonnances falsifiées: des antécédents psychiatriques étaient signalés chez 26,4% des consommateurs, des douleurs chroniques chez 26 % et un trouble de l’usage des opiacés préexistant a été également documenté chez 54 % des patients.
Émergence d’un nouveau médicament de rue
L’OFDT rapporte, à travers son dispositif TREND, un développement des usages hors cadre médical de prégabaline et ce, depuis 20179. On note une accentuation du phénomène en 2020, se manifestant à travers la hausse des demandes de prescriptions en Csapa, Caarud, centres de santé communautaire, Pass, service médico-psychologique, unité sanitaire en milieu pénitentiaire, etc. Pendant et après les confinements, des signalements ont été faits par des médecins de ville qui avaient été sollicités pour des prescriptions de prégabaline, par des jeunes y compris des migrants.
L’usage de prégabaline hors cadre serait particulièrement présent dans le Nord parisien et la Seine-Saint-Denis, où des intervenants en réduction des risques et les forces de l’ordre signalent une augmentation significative de son trafic et de sa disponibilité10. Il est devenu courant d’entendre crier «sarukh» («la fusée» en Arabe) dans les quartiers de Barbès – La Goutte d’or, le Lyrica serait devenu le médicament le plus accessible sur le marché de rue, vendu entre 1 euro et 3 euros la gélule. Il s’agit généralement des posologies de 300 mg. Les usagers reconnaissent le produit aux inscriptions «PRN ou «PGB» caractéristiques. L’estampille «Pfizer», indiquant qu’il s’agit du médicament princeps, a généré un de ses surnoms. La provenance de ces gélules est mal connue, en partie d’ordonnances détournées : sa prévalence dans les signalements est passée de 3 % en 2017 à 22,4 % en 2022 selon l’enquête OSIAP (Ordonnances suspectes indicateur d’abus possible) de 2023.
L’usage de la prégabaline n’est pas sans rappeler celui du Rohypnol© qui avait abondé sur le marché noir dans les années 1990 puis du Rivotril© des années 2000. Comme pour ses prédécesseurs, la prégabaline est parfois utilisée pour la levée des inhibitions que sa consommation suscite, laquelle facilite des passages à l’acte liés aux stratégies de survie dans la rue (vols à l’étalage, mendicité). Sa consommation est décrite comme indissociable de conditions de vie marquées par une forte précarité, initiées dans le pays d’origine des usagers. Le trafic de substances pharmaceutiques est une industrie illicite importante dans de nombreux pays d’Afrique du Nord, la prégabaline en fait l’objet au sein des populations urbaines pauvres d’Algérie et du Maroc11.
Des risques de complications accrus
Les complications associées au mésusage de prégabaline ont essentiellement été adressées dans des études de registre de centres antipoison et de toxicologie. Elles étaient associées à l’intoxication aiguë : troubles de la conscience, détresses respiratoires, convulsions, mais aussi des troubles neuropsychiques incluant agitation, agressivité et hallucinations12, à l’origine de passages à l’acte suicidaires et auto-agressifs entrainant des consultations aux urgences13.
La coprescription de gabapentinoïdes pourrait aggraver le risque d’overdose lié aux opioïdes, s’expliquant par des effets dépresseurs respiratoires cumulatifs ainsi qu’une augmentation des concentrations de gabapentinoïdes en cas d’utilisation concomitante d’opioïdes.
Quels outils pour la prise en charge des usagers ?
À l’heure actuelle, les professionnels des structures d’accompagnement en addictologie rapportent un sentiment d’impuissance et de désarroi dans leurs prises en charge. Amenés aux soins par des travailleurs sociaux, captés au travers des consultations jeunes consommateurs (CJC) et des dispositifs de délivrance de méthadone, leurs demandes sont souvent centrées sur la délivrance des médicaments qu’ils se procurent habituellement au marché noir. Les suivis sont erratiques avec des pertes de vue très fréquentes, et les leviers thérapeutiques clairsemés. Afin de faciliter les échanges, les associations tentent de s’appuyer, quand elles le peuvent, sur des professionnels arabophones et russophones. L’association Charonne – Oppelia a développé des dépliants d’information et de réduction des risques liés au Lyrica© à destination du jeune public. Disponibles en français et arabe, ils constituent un support pour faciliter les discussions et échanges entre professionnels et consommateurs.
En termes d’accompagnement ou de gestion du sevrage, il n’existe pas de recommandations et peu d’informations sont disponibles sur l’expérience relative à la prise en charge des troubles liés à l’utilisation de prégabaline. De manière empirique, les services de soins résidentiels en addictologie administrent des agents GABAergiques, en particulier des benzodiazépines, pour la gestion des symptômes de manque. Les rapports de cas mentionnent deux méthodes: décroissance progressive des doses de prégabaline et administration d’agents GABAergiques.
En termes de comorbidités psychiques, les professionnels tentent de prendre en charge les troubles anxieux, dépressifs et les psychotraumatismes par le biais d’antidépresseurs pour lesquels l’observance est souvent imparfaite et l’efficacité modeste, les abords psychothérapeutiques étant limités par la barrière de la langue et l’assiduité dans les soins. Une partie des usagers présentent des comorbidités somatiques qui entrainent des douleurs chroniques. Un enjeu dans la prise en charge : la mauvaise gestion de la douleur constitue un facteur de rechute important, s’ajoutant aux vulnérabilités de ces publics.
Ambivalence du côté des prescripteurs
Ces difficultés d’accompagnement questionnent la conduite à tenir de la part des intervenants. Faut-il prescrire le médicament pour éloigner les usagers des circuits de revente et favoriser l’adhésion aux soins ? La dimension «autothérapeutique» de la prise de prégabaline ne justifie-t-elle pas un renouvellement du traitement au sein d’un Csapa ? Certains psychiatres addictologues le proposent, malgré l’absence de protocole clairement établi, en particulier pour les MNA. Car si l’abstinence peut constituer une option, énoncer cet objectif de manière péremptoire est contreproductif en termes de lien thérapeutique.
Les patients sont quant à eux attirés par la perspective de ne plus avoir à financer leurs consommations et d’éviter les tensions d’approvisionnement. Une stratégie déjà utilisée dans le cadre des prescriptions de Skénan thérapeutique, ou pour les usages problématiques de benzodiazépines chez les MNA. Elle permet aux professionnels de se positionner en tant qu’alliés et facilite un suivi à long terme. Surtout, elle permet de réduire les risques, en donnant une posologie adaptée aux situations et en apprenant à utiliser les médicaments pour maximiser les effets positifs tout en réduisant les doses.
Le caractère détourné des usages doit par nature interroger le bien-fondé d’une telle prescription. Un des effets secondaires de la délivrance contrôlée serait d’entretenir une relation duelle à l’usager, celles du fournisseur et du thérapeute. L’autre effet serait d’alimenter les circuits de revente. Dans les milieux carcéraux, certains patients sollicitent nommément une prescription, en invoquant son effet indispensable pour leur bon équilibre émotionnel et comportemental. Ces demandes suggèrent l’existence d’un craving qui peut mettre le prescripteur à l’épreuve. Nombreux sont les détenus qui jugent l’usage de psychotropes nécessaire pour faire face au quotidien14. Plusieurs associations d’accompagnement des usagers se posent la question de protocoliser la prescription en Csapa. Pour la robustesse du dispositif, il serait nécessaire de mettre en place des dispositifs de prévention du mésusage, en recourant à la délivrance contrôlée au centre de soins ou en pharmacie de ville, comme c’est déjà le cas pour d’autres psychotropes utilisés en addictologie.
Un ajustement nécessaire des dispositifs
La problématique de la prégabaline souligne l’impact de la précarité et les difficultés d’accès aux soins pour ces publics immigrés, le cumul du statut juridique et de la stigmatisation de ces patients accélérant la détérioration de leur état de santé15. Chez le public des MNA, des dispositifs «d’aller vers» des soins adaptés à leurs besoins ainsi qu’un traitement approprié des conditions psychiatriques auraient pu prévenir le mésusage (voir Swaps no 98-99).
Du fait de l’absence de données épidémiologiques, les publics touchés par le mésusage de prégabaline sont sous-représentés dans les enquêtes et les programmes de prévention ne peuvent donc tenir compte de leurs spécificités. Depuis février 2023, a débuté l’étude transversale MESULYR, qui s’attache à décrire, à travers 6 Csapa parisiens, les caractéristiques du public usager de prégabaline, ses pratiques de consommation, ses comorbidités addictives et psychiques.
Conclusion
La prévalence de la prégabaline sur le marché noir depuis quelques années ainsi que son profil d’effets composites récréatifs, thérapeutiques et énergisants expliquent son succès chez les usagers dont la survie dépend de la capacité à résister aux stress quotidiens. Le fait que ce phénomène se développe dans une population immigrée peut s’expliquer par la vulnérabilité des migrants, réfugiés et des demandeurs d’asile à développer des troubles mentaux et addictions. La prise en charge de ces usagers nécessite des programmes d’aller vers dans les structures médicosociales et judiciaires, médicolégales, et la mise en place d’outils adaptés.
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