Prise de risques — Jeunes homosexuels masculins : Facteurs associés à une séropositivité ignorée

Les résultats du Young Men’s Survey Study Group américain parus récemment dans Journal of Aids montrent qu’une proportion importante de jeunes hommes homosexuels séropositifs ignorent leur séropositivité ; ils sont alors majoritaires à pratiquer des pénétrations anales non protégées, à se percevoir comme étant à faible risque d’être contaminé, et à ne pas avoir recouru au dépistage dans l’année passée.

Cet article a été publié dans Transcriptases n°122.

A partir des données des deux phases de l’enquête Young Men Survey (YMS) réalisée par le CDC, l’étude de MacKellar et al. avait pour objectif d’évaluer la proportion et la distribution des personnes ignorant leur séropositivité parmi des hommes homosexuels âgés de 15 à 29 ans dans 6 grandes villes des Etats-Unis; les éventuelles corrélations avec la pratique de la pénétration anale sans préservatif, avec la perception des risques par les individus, et avec le recours tardif au dépistage étaient également étudiées.

Le protocole de l’enquête YMS a consisté en deux phases d’interviews par questionnaire, et l’interview était suivie d’un entretien de counseling et d’un prélèvement sanguin en vue d’un test VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. ; la première phase concernait des hommes âgés de 15 à 22 ans (terrain réalisé entre 1994 et 1998), et la seconde des hommes entre 23 et 29 ans (terrain réalisé entre 1998 et 2000). L’enquête était réalisée à Baltimore, Dallas, Los Angeles, Miami, New York et Seattle. Dans chaque ville, les auteurs avaient identifié des espaces et des périodes de la journée où les enquêteurs étaient susceptibles de rencontrer sur une période de 4 heures au moins 7 hommes éligibles (hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes inclus dans la tranche d’âge considérée). Chaque mois, une douzaine de sites étaient tirés au sort, et sur chacun d’entre eux des recruteurs approchaient des hommes paraissant correspondre aux critères, pour procéder ensuite à un bref entretien d’éligibilité. Les personnes éligibles qui acceptaient d’être interviewées recevaient une compensation de 40 à 50 dollars et se voyaient proposer un rendez-vous de remise de test sous 15 jours comportant un entretien de counseling post-test.

Cette méthodologie a permis le recrutement de 6 556 hommes à partir de 263 espaces identifiés dans les 6 villes. Au final, l’échantillon utile comptait 5649 individus. Parmi ces hommes, 49% avaient entre 15 et 22 ans, 44% étaient blancs, 20% noirs, 28% hispaniques, 5% asiatiques, 3% métisses et autres. Les principaux espaces de recrutement ont été des discothèques (28%), la rue (25%), des bars (14%), ou des commerces de sociabilité (salle de sports, cafés, 12%).

Une séropositivité méconnue malgré un recours au dépistage

Parmi les personnes ainsi recrutées, 10% ont reçu un résultat positif à leur test (573 individus); parmi elles, 77% (soit 439) ignoraient leur séropositivité. L’échantillon comptait 5076 hommes séronégatifs. La proportion d’hommes qui étaient séropositifs mais l’ignoraient avant l’enquête était supérieure à 50% dans toutes les villes sauf Seattle (40% – sachant que Seattle est aussi la ville où la prévalencePrévalence Nombre de personnes atteintes par une infection ou autre maladie donnée dans une population déterminée. était la plus faible, avec 3,6% de personnes atteintes).?Face à cette méconnaissance, l’inégalité ethnique était manifeste puisque, sur les 573 séropositifs, 60% des Blancs ignoraient leur sérologieSérologie Étude des sérums pour déterminer la présence d’anticorps dirigés contre des antigènes. positive, et ils étaient 69% parmi les Hispaniques et 91% parmi les Noirs. D’autres facteurs étaient associés à cette ignorance: un niveau moindre d’éducation, le fait d’avoir quitté le système scolaire, ainsi que l’âge (la méconnaissance était plus fréquente dans la phase 2 (23-29 ans) mais aussi parmi les hommes les plus âgés dans chaque phase).

En revanche, cette méconnaissance n’était pas liée à un manque d’information sur le test ou à un refus d’y recourir. En effet, plus de 82% des personnes qui ignoraient leur séropositivité avaient été testées préalablement à l’étude, avec, en grande majorité, un résultat négatif (quelques-uns avaient eu un résultat douteux ou ignoraient le résultat de ce test). Reste que pour 45% de ces personnes, ce dernier test négatif remontait à plus d’un an.?De manière plus générale, tant les personnes infectées ignorant leur statut que les non infectées ayant réalisé un dépistage durant l’année précédant l’étude ont souligné, dans plus de 4 cas sur 10, n’avoir reçu aucun counseling à la suite de ce test. De la même façon, les enquêtés, qu’ils soient séropositifs ou séronégatifs, témoignaient d’un usage régulier similaire du système de soins, à la seule différence que les hommes infectés rapportaient de manière significativement plus importante n’avoir jamais eu à discuter de l’opportunité d’un dépistage avec le personnel de santé.

Prévalence, perception des risques et pratiques sexuelles

L’ignorance de sa séropositivité était fortement liée à la perception des risques et aux styles de vie sexuelle. Ainsi, parmi les 439 hommes qui ignoraient leur séropositivité, une grande proportion se percevait comme étant à faible risque d’être séropositifSéropositif Se dit d’un sujet dont le sérum contient des anticorps spécifiques dirigés contre un agent infectieux (toxo-plasme, rubéole, CMV, VIH, VHB, VHC). Terme employé, en langage courant, pour désigner une personne vivant avec le VIH. (59%) et, de façon moindre, comme à faible risque de le devenir un jour (44%). Cette manière de s’appréhender comme à faible risque était encore plus nette chez les séronégatifs (respectivement 85% et 61% pour l’une et l’autre des propositions). Parmi les hommes qui ignoraient leur séropositivité, le fait de se percevoir comme étant à faible risque d’être contaminé était associé avec la jeunesse (cette perception était plus fréquente chez les 15-22 ans, et chez les plus jeunes dans chacune des tranches), mais aussi avec le fait d’avoir déjà été dépisté séronégatif avant l’étude, avec le fait de n’avoir jamais eu d’IST, d’avoir eu un nombre de partenaires plus restreint tout au long de la vie, et de ne pas avoir eu de rapport anal non protégé durant les six mois précédant l’entretien (voir tableau 1).

Tableau 1. Caractéristiques associées au fait de se percevoir comme étant à faible risque chez les hommes séropositifs ignorant leur statut.
Tableau 1. Caractéristiques associées au fait de se percevoir comme étant à faible risque chez les hommes séropositifs ignorant leur statut.

Les hommes qui ignoraient leur séropositivité étaient plus nombreux que les enquêtés séronégatifs à avoir eu plus de 20 partenaires au cours de la vie, à pratiquer la pénétration anale, et à consommer des drogues par voie intraveineuse (voir tableau 2). Ils étaient également plus nombreux à déclarer des relations anales non protégées dans les six derniers mois; les raisons avancées pour ne pas utiliser un préservatif étaient alors qu’ils se « savaient » séronégatifs, qu’ils « savaient » que le partenaire l’était, ou bien qu’ils le considéraient comme étant à faible risque.

Tableau 2. Comparaison entre les hommes séropositifs ignorant leur séropositivité et les hommes séronégatifs.
Tableau 2. Comparaison entre les hommes séropositifs ignorant leur séropositivité et les hommes séronégatifs.

La proposition d’une stratégie centrée sur le test de dépistage Outre la discussion des limites de cette étude et sa comparaison avec d’autres enquêtes, ces résultats amènent les auteurs à différentes propositions, dans un double objectif de limiter le retard dans l’accès aux traitements et de réduire la transmission du virus. D’une part, ils proposent de renforcer l’offre de dépistage en le proposant de manière systématique dans les centres de santé où la prévalence est supérieure à 1%, en procédant à une évaluation systématique des risques encourus dans ceux où la prévalence est inférieure, en incitant à des actions de dépistages « hors les murs » dans les clubs, les bars et les « quartiers gay », et en recourant à des tests rapides permettant une remise des résultats en 20 minutes. D’autre part, l’objectif est de permettre une optimisation qualitative des conditions de réalisation du test, en rendant automatique un entretien de prévention après chaque remise d’un résultat négatif, et en proposant des espaces de counseling pour les couples. Enfin, les auteurs recommandent de répondre à une éventuelle crainte du dépistage chez certains individus en dédramatisant le test et en communiquant mieux sur les bénéfices des trithérapies et sur l’existence de lois et d’organisations anti-discriminatoires au bénéfice des séropositifs.

Et en France ?

Si l’article de MacKellar et al. propose des résultats et des pistes d’actions dont on pourra facilement relever les spécificités nord-américaines, il apporte cependant un éclairage original sur la question des outils préventifs, ou plus exactement sur la place du test de dépistage dans la gamme de ces outils.

Le premier enseignement central de cette étude est évidemment la part très importante de personnes ignorant leur séropositivité alors même qu’elles avaient déjà été testées avec un résultat négatif. Cette donnée renvoie, en France, à une situation souvent présentée comme un paradoxe : comment expliquer, alors que la population homosexuelle est, au travers des enquêtes comportementales, le groupe le plus dépisté, que tant d’hommes homosexuels découvrent encore leur séropositivité au moment de l’entrée dans la maladie ? Elle souligne par ailleurs une donnée du baromètre gay 2002, où, si 11% de la population ayant répondu à ce questionnaire diffusé dans les commerces gays et sur les lieux de drague extérieurs n’étaient pas testée, 14% des répondants avaient été dépistés mais affirmaient néanmoins ne plus être certains d’être séronégatifs1Michel A, Velter A, Semaille C Barometre Gay a survey in commercial gay venues Paris (France) : 2000 and 2002 Poster XV International AIDS Conference Bangkok 11-16/07/2004. L’étude américaine apporte un début de réponse à cette situation : l’importance du nombre de dépistages remontant à plus d’un an. Dans ce contexte, l’incitation au dépistage se trouve dans une double contrainte : à la fois promouvoir l’actualisation de la connaissance du statut sérologique, tout en évitant des formes compulsives de recours au test, qui avaient été décrites dans certains travaux d’anthropologie comme une forme de protection imaginaire2Mendès-Leite R « Identité et altérité : protections imaginaires et symboliques face au sida » Gradhiva, n° 18, 1996 3 – Léobon A « Les usages & les impacts d’Internet dans la population homo & bisexuelle masculine » http://gaystudies.org/recherche/barebacking/methodologie.htm. L’importance de la démarche de counseling à la suite d’un résultat négatif s’en trouve bien évidemment considérablement confirmée. Ceci pose, dans le contexte français, la question de la masse de sérologies remises hors du dispositif des Centres de dépistage anonyme et gratuit (CDAG), et donc de la formation des médecins à la remise d’un test négatif.

Une gestion probabiliste des risques en échec

Le second enseignement de cette étude pose la question de l’auto-évaluation des risques par l’individu. En effet, si l’ignorance de sa séropositivité est associée ici à un plus grand nombre de partenaires, en revanche, parmi les personnes qui ignoraient leur séropositivité, le fait de se percevoir comme étant à faible risque d’être contaminé était associé à des facteurs probants : nombre restreint de partenaires au cours de la vie, antécédent de dépistage négatif, absence d’antécédent d’IST. S’il s’agit donc d’une population qui pouvait assez légitimement avoir une représentation d’elle-même comme étant à faible risque d’être séropositif ou de le devenir, ceci pose alors la question d’une gestion probabiliste des risques sexuels – gestion probabiliste en l’occurrence d’autant plus problématique qu’elle entraîne ici la méconnaissance de sa séropositivité.

Enfin, il convient de souligner les limites de cette étude, non pas tant en vertu du contexte culturel différent, qu’en vertu des dates des deux terrains. Les deux phases de recueil des données ayant été achevées en 2000, cette étude laisse sans réponse un certain nombre d’interrogations soulevées par l’évolution des comportements au sein de la population homosexuelle. On pensera en premier lieu au barebacking. En effet, cette étude prend pour hypothèse, de manière sous-jacente, que la connaissance du statut sérologique aide à limiter la transmission du virus. L’émergence des pratiques bareback remet-elle en cause ce préalable ? Ou bien, à l’inverse, la mise en place de stratégies de « séro-triage » comme celles qui ont pu être identifiés par l’étude d’un site Internet de rencontres bareback3 renforce-t-elle la place du dépistage dans les stratégies individuelles ? De même, les jeunes étudiés ici sont la génération qui a connu une forte proximité à l’épidémie, y compris avant l’arrivée des trithérapies. Il paraît dès lors probable que l’attitude par rapport au dépistage, et les perceptions face au risque, aient changé. Cependant, tout l’intérêt de cette étude réside dans le lien établi entre pratiques du dépistage, pratiques sexuelles et évaluation individuelle des risques, et la dynamique entre ces trois éléments est certainement l’un des axes les plus pertinents à explorer vis-à-vis de la population homosexuelle.