Débat — La montée en puissance des antiprohibitionnistes

Face à la faillite de la « guerre contre la drogue », l’idée de décriminaliser l’usage de drogues fait son chemin. Et ils sont de plus en plus nombreux, notamment en Amérique latine et dans les pays anglo-saxons, à aller plus loin, en préconisant la légalisation du cannabis, voire de toutes les drogues. Alors qu’en France le sujet paraît encore tabou, un tour d’horizon au-delà de nos frontières s’imposait.

Face à la faillite de la « guerre contre la drogue », l’idée de décriminaliser l’usage de drogues fait son chemin. Et ils sont de plus en plus nombreux, notamment en Amérique latine et dans les pays anglo-saxons, à aller plus loin, en préconisant la légalisation du cannabis, voire de toutes les drogues. Alors qu’en France le sujet paraît encore tabou, un tour d’horizon au-delà de nos frontières s’imposait.

Cet article a été publié dans le n°61 de Swaps.

Décriminaliser la possession et l’usage de drogues ? En France, cette question peine à s’imposer dans l’espace public. Et les accusations d’irresponsabilité envers ceux qui la posent ne sont jamais loin. Pourtant, en juillet, l’ensemble des experts internationaux de la lutte contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. ont signé la Déclaration de Vienne, un appel pour une « réorientation complète » des politiques en matière de drogues. Et en octobre, lors de la 65e assemblée générale de l’ONU, Anand Grover, un expert des Nations unies en matière de droits de l’homme, appelait à une refonte totale de la politique internationale sur les drogues. Mesure phare de ces deux appels : la décriminalisation.

Faillite de la guerre à la drogue

Les arguments étayant ces prises de position sont multiples : santé des usagers, droits de l’homme, constat de faillite de la guerre à la drogue… Pour rappel, quelque 30 000 décès par an seraient liés à l’usage d’héroïne en Russie (pays où la RdR n’a pas droit de cité), et environ 28 000 personnes sont mortes en quatre ans au Mexique dans les affrontements liés au trafic de la drogue. Pire encore : largement financé par ce trafic, le crime organisé devient « une menace globale » pour la stabilité internationale, selon l’Onudc, qui s’alarme, dans un rapport publié en juin, de voir les gangs mexicains nouer des liens directs avec la Camorra napolitaine et étendre leurs ramifications jusqu’au Liban. Dans le Sahel, le passage vers l’Europe de la cocaïne en provenance d’Amérique latine alimente déjà les noyaux islamistes qui se réclament d’Al-Qaida. Autre exemple plus près de nous : le crime organisé tenterait aussi de miner les efforts de la Serbie pour adhérer à l’Union européenne.

Mais si l’on veut bien se pencher sur une éventuelle évolution de la législation sur les drogues, encore faut-il s’interroger sur quelles bases : Décriminaliser ou légaliser ? Quelles quantités ? Pour un usage médical ou récréationnel ? Le cannabis ou tous les produits illicites ? Avec quels systèmes de contrôle ?

L' »exemple » américain

Le sujet est vaste, comme l’illustrent les différentes législations adoptées aux États-Unis, qui d’ailleurs n’arrêtent pas d’évoluer : début novembre, l’Arizona a été le 15e État américain à légaliser le cannabis à des fins médicales. Le District de Columbia, où se trouve Washington, a également voté une loi en ce sens au mois de mai, qui devrait entrer en application début 2011. Treize États (pas toujours les mêmes) ont quant à eux décriminalisé la possession de cannabis, possession qui reste néanmoins illégale au niveau fédéral…

Mais la Californie est bien sûr l’État qui cristallise le débat. Organisé le 2 novembre à l’occasion des élections de mi-mandat, le référendum sur la légalisation complète de la consommation, de la culture et du commerce du cannabis a été rejeté par 55% des électeurs. Ce qui ne décourage pas Ethan Nadelmann, de la Drug Policy Alliance, pour qui « il y a désormais une vraie légitimation du débat ». Et le millionnaire Richard Lee, à l’origine du référendum, a annoncé qu’il retenterait sa chance en 2012.

Ils ont en effet quelques raisons d’être optimistes : selon un sondage effectué une semaine avant le référendum californien, près d’un Américain sur deux se dit favorable à la légalisation de la marijuana (46%, contre 50% qui y sont opposés, avec une marge de 5% d’erreur). Or, en 2000, seuls un tiers des sondés se prononçaient en faveur de la légalisation…

L’avis des pays en « première ligne »

Cette proposition de légalisation du cannabis en Californie a provoqué des réactions partagées en Amérique latine. « Comment pourriez-vous expliquer à quelqu’un dans la montagne colombienne que cultiver du cannabis est illégal et qu’on va détruire sa récolte si c’est légal de le consommer aux États-Unis ? », s’est par exemple interrogé le nouveau président colombien, Juan Manuel Santos. Mais celui-ci a aussi déclaré soutenir l’appel du président mexicain Felipe Calderon à un débat sur la légalisation des drogues : « Nous entrons dans une ère du trafic de drogues où chacun doit avoir ce type de réflexion. Le président Calderon a raison d’appeler à cette discussion, sans présupposer être en accord ou pas avec le choix de la légalisation. »

Car (et ça n’a rien d’une coïncidence) les pays d’Amérique latine, en première ligne dans la « guerre contre la drogue », le sont aussi sur la question de la décriminalisation : en août 2009, le Mexique a décriminalisé la possession pour « usage personnel » jusqu’à 5 grammes de marijuana, un demi-gramme de cocaïne, 50 mg d’héroïne, 40 mg de méthamphétamine et 0,015 mg de LSD. La Colombie a fait de même, et la Cour de justice argentine a déclaré que les poursuites pour usage personnel étaient inconstitutionnelles.

Surtout, bon nombre de personnalités sud-américaines de premier plan se prononcent en faveur d’une légalisation des drogues, à l’instar de Fernando Henrique Cardoso (président du Brésil de 1995 à 2002), César Gaviria (président de Colombie de 1990 à 1994), Ernesto Zedillo (président du Mexique 1994 à 2000) et plus récemment Vicente Fox (son successeur à la tête du Mexique de 2000 à 2006), ou du nouveau prix Nobel de littérature et ex-candidat à la présidence du Pérou Mario Vargas Llosa.

L’ancien chef du gouvernement espagnol, Felipe Gonzalez, prône lui aussi une légalisation des drogues à l’échelle mondiale pour en finir avec les meurtres liés au trafic de stupéfiants, tout en reconnaissant qu' »aucun pays ne pouvait prendre cette décision de manière unilatérale sans que cela coûte extrêmement cher (politiquement) à ses dirigeants ».

Une tradition anglo-saxonne

Légaliser toutes les drogues ? Certains n’hésitent pas à le préconiser, à l’instar de l’Américain Thomas Feiling, dont le livre Cocaine Nation. How the White Trade Took Over the World, publié en juin chez Pegasus, est un solide argumentaire sur les multiples effets contreproductifs de la prohibition de la cocaïne, et sur l’intérêt d’envisager sa légalisation… Un livre qui a bénéficié de critiques favorables dans une bonne partie de la grande presse anglo-saxonne.

Le thème de la prohibition des drogues est en effet beaucoup plus médiatisé aux États-Unis et au Royaume-Uni qu’en France, et ce de longue date. On peut y voir une influence de la pensée libérale, à l’image de la distinguée revue The Economist, qui plaide régulièrement pour une évolution des politiques anti-drogue. Mais comme l’a montré le débat sur la légalisation du cannabis en Californie, les motivations des pro et des antiprohibitionnistes sont variées, complexes, voire paradoxales : la California Cannabis Association, par exemple, craignait que le vote de la légalisation rende plus difficile l’obtention de cannabis thérapeutique, en créant une approche « chaotique » de la régulation. L’occasion de rappeler que les usagers ne sont pas forcément partisans de la légalisation, tandis que les partisans de la légalisation ne sont pas forcément des usagers – loin de là.

Outre-Manche, par exemple, certains scientifiques, responsables de la police, avocats, politiques, voire hommes d’affaires n’hésitent pas à prendre parti contre la prohibition. Et quand le Guardian, autre titre phare de la presse britannique, situé pour sa part au centre-gauche, signe un éditorial1 préconisant comme « un bon début » une décriminalisation de l’usage, c’est en s’appuyant sur « l’exemple portugais » mais aussi sur les prises de position de personnalités britanniques.

Un autre phénomène vient par ailleurs confirmer un renforcement du mouvement antiprohibitionniste dans les pays anglo-saxons : la création d’associations, de think-tank, voire de lobbies dédiés à cette cause, à l’instar de l’Association nationale de l’industrie du cannabis (NCIA), qui entend représenter les intérêts des industriels du secteur et des consommateurs et influencer depuis Washington les politiques fédérales, ou de l’ONG anglaise Transform, qui ambitionne d’explorer les alternatives à la prohibition.

Idées dangereuses

Si la décriminalisation de l’usage est une idée qui paraît en passe de recueillir un consensus assez large, nul doute que la légalisation, elle, reste un concept beaucoup plus controversé. Certains y voient le prototype de la « fausse bonne idée », de surcroît irréalisable.

Rendre l’usage de toutes les drogues légal était justement l’un des thèmes du stimulant Festival des idées dangereuses organisé en 2009 en Australie, à l’Opéra de Sydney ? un signe que le débat a aussi atteint l’autre côté de la planète. Mais, finalement, l’idée la plus dangereuse ne serait-elle pas de poursuivre aveuglément la « guerre à la drogue » ?