Entretien — Colombie: trente ans de guerre lasse contre les drogues

Et si la «guerre contre les drogues» était addictive? Et si elle consistait non pas dans une stratégie pour combattre les forces qui dominent ce marché mais en une forme de gouvernance? C’est cette impression qui ressort de l’expérience de la Colombie, obstinée dans la poursuite de la même politique depuis une bonne trentaine d’années. Afin d’apporter des éclaircissements sur le sujet, Olga. L. González s’est entretenue avec le sociologue colombien, spécialiste des drogues et chercheur au Transnational Institute d’Amsterdam, Ricardo Vargas, pour le numéro 87 de Swaps.

Olga L. González: La Colombie mène une politique agressive antidrogue depuis plus de 30 ans. Pourriez-vous rappeler de manière détaillée les principales étapes de cette politique?

Ricardo Vargas: On peut distinguer quatre étapes. La première, la «guerre contre les cartels», s’étend des années 1980 jusqu’aux années 1990, principalement contre ceux de Medellin et de Cali. Cette phase finit avec la mort de Pablo Escobar (1993) et l’extradition, vers les États-Unis, des chefs du cartel de Cali et du nord du Valle.

La deuxième phase, la «guerre contre les cultures à usage illicite», s’étend du début des années 1990 jusqu’en 1999. Elle se caractérise par les aspersions aériennes (jusqu’en 1995 pour le pavot, et jusqu’à 1999 pour la coca). Ces expériences ont été réalisées dans le cadre d’une étroite «collaboration» avec les États-Unis formalisée dans le Plan Colombie. La troisième phase est l’intensification de cette «guerre contre les cultures à usage illicite» jusqu’en 2016 avec l’objectif de combattre les ressources obtenues par les guérillas avec l’argent de la drogue.
La quatrième phase démarre à présent, avec la signature des accords de paix avec les Farc (2016). Elle se donne pour objectif la suspension des aspersions aériennes et
l’éradication manuelle des plants de coca. Elle n’aborde pas sérieusement les conséquences de cette éradication pour les milliers de paysans qui dépendent, dans une bonne mesure, des cultures de coca pour augmenter leurs revenus.

O.L.G.: La Colombie s’est alignée sur les positions des États-Unis. Quelles en ont été les conséquences politiques, économiques et sociales pour ce pays?

R.V.: Elles sont de plusieurs types. Politiquement, les cultures de coca ont prospéré dans les «zones de colonisation», celles situées notamment dans le sud-ouest et l’est du pays, éloignées des centres de pouvoir, d’accès difficile, peu fertiles et qui sont devenues, du fait des groupes armés, des zones que l’État ne peut pas contrôler facilement. Son implantation se limite souvent à une unité de l’armée ou de la police, pour lutter contre les guérillas. Ce type de présence ne contribue pas à donner une légitimité à l’État.

À côté, les autres activités illégales ne sont pas touchées par cette «guerre contre les drogues». Le blanchiment d’actifs est tout aussi vigoureux. Parallèlement, la confrontation politique se poursuit via la concentration des terres et via le financement de groupes armés paramilitaires, dont la mission est de dépouiller les paysans.

En effet, les narcotrafiquants ont acheté des terres à des petits et moyens propriétaires, avec des menaces du type: «Vous me vendez la terre ou je l’achète à votre veuve, c’est à vous de décider.»

Les conséquences sociales sont d’envergure: déplacement forcé de milliers de Colombiens, stigmatisation des producteurs de coca comme alliés du narcotrafic ou des guérillas, stigmatisation des usagers de drogues, militarisation des zones «de colonisation» avec tous les abus que commet la force publique sur la population civile, enfin, il y a des conséquences en raison d’un niveau élevé des violences dans ces régions. Quant aux conséquences écologiques, il y a un réel problème en amont et en aval, car la production de pâte de coca et les aspersions entraînent des dégâts dans l’écosystème.

O.L.G.: Que savons-nous sur la structure agraire des cultures de coca? S’agit-il de petits, moyens ou grands cultivateurs?

R.V.: On ne connaît pas ces données avec précision. Sur le terrain, on observe qu’il y a moins de cultures extensives. On voit qu’il y a différentes manières de cultiver, par exemple on répartit les cultures dans différents petits emplacements pour éviter l’éradication forcée. Mais on ne dispose pas d’information sur les exploitants, et l’exploitation des enquêtes officielles a de grandes limites, étant donné l’illégalité de cette culture, et vu que l’État peut utiliser ces données dans sa politique répressive.

O.L.G.: D’après le ministère de la Défense colombien, 370 tonnes de cocaïne en Colombie ont été saisies en 2016. Quel commentaire suscite en vous ce chiffre impressionnant?

R.V.: Il est certain que le potentiel de production a augmenté. Grâce aux nouvelles variétés des plants et aux améliorations agronomiques, aujourd’hui, une surface plus petite produit davantage de feuilles de coca qu’il y a quelques années.

En outre, les narcotrafiquants n’ont été que peu affectés par la guerre contre les drogues, celle-ci se focalisant quasi exclusivement sur les cultures de coca, avec des résultats plus que limités1La dernière étude de l’ONUDC, publiée en 2016, sur la situation en Colombie montre une augmentation de près de 40 % des superficies de coca entre 2014 et 2015: www.unodc.org/documents/crop-monitoring/ Colombia/Monitoreo_Cultivos_ilicitos_2015.pdf. Quant aux routes, réseaux, produits chimiques nécessaires à la transformation, lieux d’acheminement et trafic, ceux-ci restent peu inquiétés.

O.L.G.: Que savons-nous, au fait, des principaux narcotrafiquants ou réseaux d’exportation de cocaïne colombienne?

R.V.: On connaît peu de choses, étant donné que les nouvelles générations de narcotrafiquants ont tiré les leçons des expériences du passé et se font plus discrètes. Il s’agit en général de jeunes entrepreneurs possédant des compétences en matière de transactions internationales, de blanchiment d’actifs, et ayant la possibilité de se déplacer dans un monde globalisé. En Colombie, on ne dispose de connaissances que sur les structures criminelles qui proposent leurs services de protection pour l’acheminement vers l’étranger. Mais même si ces structures sont touchées, elles sont rapidement remplacées par d’autres. Enfin, on sait que les marchés internationaux se sont ouverts. Des groupes colombiens participent aux marchés ouest et est-européen, australien, africain et, plus récemment, asiatique.

O.L.G.: La politique antidrogue a été un des six points abordés durant le processus de paix avec les Farc. Pourquoi, d’après vous, avoir introduit ce point dans l’agenda des négociations?

R.V.: Les Farc ont été accusées depuis longtemps d’avoir des liens avec le narcotrafic. Le sous-secrétariat des Affaires de drogues du département d’État des États-Unis prétend qu’il s’agit du plus puissant cartel de la cocaïne, tandis que les Farc ne reconnaissent que leur rôle dans la collecte d’un impôt frappant les différents acteurs de ce marché. Il est évident que les Farc souhaitent clarifier un certain nombre de problèmes, vu leurs aspirations de devenir un groupe politique. De son côté, le gouvernement colombien veut un engagement des Farc sur leur retrait du business des drogues, afin de contourner l’obstacle qu’elles constituent dans sa stratégie antidrogues (attaques des avions qui aspergent, pose de mines antipersonnelles dans les zones de culture de coca, francs-tireurs contre le personnel chargé de l’éradication, etc.).

À mon avis, l’agenda aurait dû se limiter à ces aspects ponctuels. Cependant, on y a introduit d’autres questions qui ne dépendent absolument pas des Farc, comme par exemple le point relatif à la consommation de drogues.

O.L.G.: En effet, cet accord de paix parle de la «solution au problème des drogues illicites». Mais en ce qui concerne les cultures, on parle de «développement rural intégral» et d’un programme «d’éradication et de substitution». De quoi s’agit-il?

R.V.: Les Farc veulent se renforcer localement, notamment auprès des populations qui habitent dans les zones de culture où elles sont très implantées. Elles voient une opportunité dans le programme de «substitution de cultures». C’est oublier, pourtant, que ce type de mesures a échoué de manière retentissante dans le passé (je me réfère à l’éradication des plants par les propres cultivateurs, en échange d’une somme d’argent et de l’ensemencement d’autres cultures).

Dans ce schéma, on maintient l’idée qu’en réduisant l’offre de drogues, on mettra fin au narcotrafic.

Néanmoins, les négociations ont reconnu des facteurs structurels du problème, comme la politique agraire. Cela est une avancée. Cependant, au niveau régional, il existe d’importantes réticences au processus de paix de la part de puissances locales qui ont accaparé et concentré les terres. Ces secteurs sont opposés à la restitution des terres des paysans. Ils emploient des groupes privés armés pour maintenir cet accaparement.

La société est ainsi fragilisée aujourd’hui. L’État est incapable de faire respecter la loi dans ces territoires, tandis que le modèle mafieux de contrôle a réussi à pénétrer dans les institutions publiques. Surtout, il poursuit les assassinats sélectifs: sont visés les leaders sociaux et ceux qui s’organisent pour réclamer leurs terres.

On le comprend bien, tous ces problèmes vont au-delà des possibilités établies dans le cadre d’un accord de paix. Alors que la participation de la société dans son intégralité est attendue, dans les faits celle-ci n’est pas sensibilisée. Le référendum n’a pas réussi à la mobiliser: bien au contraire, dans les zones rurales, il y a une grande influence des grands propriétaires, lesquels soutiennent un modèle paternaliste opposé de celui d’une construction démocratique.

O.L.G.: L’accord de paix traite aussi de la lutte contre le commerce des drogues. Pour dire quoi?

R.V.: Les accords de paix ne disent rien de nouveau par rapport au narcotrafic. En Colombie, les organismes officiels chargés de réaliser les enquêtes ont une connaissance limitée de la réalité, très complexe, du narcotrafic. Ils prétendent que les drogues produites sont de plus en plus destinées au marché intérieur. Avec un tel discours, on combat le narcotrafic dans certains quartiers des principales villes, tandis que la criminalité organisée poursuit ses affaires à l’échelle internationale, sans difficultés.

O.L.G.: Malgré l’opposition du président Santos, certaines autorités colombiennes souhaitent revenir aux aspersions aériennes, en dépit de leur coût social et économique. Pensez-vous qu’on y reviendra?

R.V.: Aussi bien Washington, que des secteurs conservateurs en Colombie exercent des pressions pour faire en sorte que les aspersions aériennes reviennent. Le Fiscal2 soutient cette position et tente de rallier des soutiens dans cette perspective. Or, tout cela conduit à répéter les erreurs commises depuis trente ans ! Au nom de quoi pourrait-on, cette fois-ci, obtenir des résultats différents? Il est probable qu’un gouvernement de droite pour la période 2018-2022 reprendra ce programme.

O.L.G.: Existe-t-il des groupes de pression proposant une politique alternative?

R.V.: La politique alternative de décriminalisation des usagers ou dépénalisation de la possession de petites quantités est le fait de la Cour constitutionnelle et du système judiciaire en général. Ceux-ci protègent les droits des consommateurs pour des raisons constitutionnelles, et non pas en raison d’une législation alternative. Ces derniers temps, un sénateur, Juan Manuel Galán, a proposé des mesures afin d’envisager des programmes de santé pour les personnes dépendantes, une offre médicale de la marihuana, enfin, la légalisation de l’usage de la feuille de coca. Mais aucun parti, de gauche ou de droite, n’a été porteur d’initiatives. Celles-ci proviennent plutôt d’individualités, que ce soit au Congrès ou au ministère de la Santé.

O.L.G.: Comment l’arrivée de Trump modifiera-telle les choses? En particulier, quelles implications peut avoir cette élection par rapport à la politique antidrogue en Amérique latine?

R.V.: Nous ne savons pas grand-chose. Mais il est probable que Trump revienne à l’utilisation de solutions reposant sur la force. Si c’est le cas, la Colombie est le pays qui soutiendra le plus ce type de politique, étant donné qu’elle a constitué un terrain d’entraînement majeur pour les États-Unis. D’ailleurs, la Colombie est devenue exportatrice, en Amérique latine, de ce modèle. Un éventuel gouvernement de droite en Colombie à partir de 2018, avec la présidence Trump, pourrait rétablir la guerre contre les drogues. Seul l’avenir nous le dira.

Rappel historique

Si les cultures de plantes psychotropes y sont anciennes – pour ce qui est de la coca, elles datent de la période précolombienne – la réelle expansion des cultures illicites date de la période récente (années 1970 pour le cannabis, années 1980 pour la coca; le pavot, moins répandu, a été introduit dans les années 1990). Cependant, à la différence d’autres pays de la zone andine, l’usage traditionnel est de nos jours très marginal. Plusieurs facteurs expliquent la pérennité de la question des drogues en Colombie. En premier lieu, l’existence d’une paysannerie pauvre : la Colombie est en effet
un des pays les plus inégaux au monde; dans les campagnes, les inégalités sont encore plus criantes (selon le récent «recensement agraire», 70% des propriétés agricoles ont moins de 5 hectares et n’occupent que 5% de la surface agricole, tandis que les terrains de plus de 500 hectares sont entre les mains de 0,4% des propriétaires et occupent 41% de cette surface). Il y a, en conséquence, un grand réservoir de main d’œuvre journalière pour travailler dans ces cultures, même si elles sont illicites.

Un deuxième facteur évident est l’existence d’un vieux conflit armé. Schématiquement, celui-ci oppose une guérilla ancrée dans le monde rural depuis une cinquantaine d’années, et qui a consolidé une partie de son pouvoir par le biais du contrôle des régions éloignées des pouvoirs centraux, où ces cultures sont très étendues, aux groupes paramilitaires. Ceux-ci ont bénéficié de grandes complicités au sommet de l’État, spécialement durant la période du gouvernement d’Alvaro Uribe (2002-2010), et disposent d’importantes ressources issues du trafic de cocaïne.

Pendant les trente dernières années, la guerre contre les drogues a fait office de stratégie «antisubversive». Cette étape a été théorisée et menée main dans la main avec les États-Unis; elle a atteint son point culminant avec le «Plan Colombie» (l’armée colombienne est devenue un des principaux destinataires de l’aide des États-Unis).

Dans ce pays à la topographie accidentée qui rend difficile le travail sur le terrain, il existe un savoir-faire de plus en plus perfectionné en matière de trafic international. Nous ne sommes plus dans le folklore des années 1980, avec des petits avions livrant des cargaisons vers les États-Unis, s’appuyant sur la grande diaspora colombienne. Tandis que la demande s’est élargie (la cocaïne colombienne est consommée dans tout le continent américain, du Canada à l’Argentine, mais aussi en Europe de l’Ouest), le trafic s’effectue par des chemins de plus en plus complexes.

Les Caraïbes, plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et les pays de l’est de l’Europe jouent un rôle pivot. De nouvelles alliances ont été établies, ainsi, les trafiquants mexicains, brésiliens et espagnols sont très souvent impliqués.

En outre, la diaspora colombienne (à l’heure actuelle, 10% des Colombiens habitent à l’étranger) peut servir de relais pour établir des contacts avec les mafias locales. Et un grand nombre d’aventuriers colombiens (les «mules», petits trafiquants qui cherchent à franchir des frontières internationales) sont emprisonnés dans le monde entier pour narcotrafic. Cependant, les connaissances sur l’organisation du trafic à grande échelle restent peu connues.

Aujourd’hui, la démobilisation des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) et l’accord de paix signé en 2016 pourraient donner l’impression que se dessinent les contours d’une nouvelle étape, par le biais notamment de l’importante somme destinée à financer l’éradication et la substitution des cultures de coca, et globalement le soutien économique des États-Unis à la paix colombienne (450 millions de dollars y ont été destinés par le Congrès et attendent la confirmation de M. Trump).

Cette impression est à relativiser parce que les forces économiques et politiques du système mafieux restent très vives. Elles sont en effet bien implantées dans les couches dominantes de la société, enrichies par la concentration du foncier et la diversification de leurs activités économiques (immobilier, activités politiques, finances, services «publics», etc.). Il ne faut pas espérer d’elles qu’elles combattent le trafic sérieusement. En outre, la demande interne vers les pays voisins s’agrandit. La consommation de cocaïne et autres stupéfiants pose de sérieux défis en termes de santé publique, mais surtout de gouvernance locale, comme on l’a vu durant l’opération militaire menée dans le «Bronx» en mai 2016, ce secteur du centre-ville de Bogota sous le contrôle des mafias du crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. – O.L.G.