Pour changer la loi, il faut sortir du sanitaire

La guerre à la drogue est un ectoplasme – «a boogyman» nous dit Ethan Nadelmann. Ce leurre politique devrait figurer un jour au rayon des curiosités historiques, entre les procès intentés aux animaux et la Grande Peur de 1789. Néanmoins, le caractère protéiforme de l’usage a donné des ailes aux amateurs de répression, étonnés eux-mêmes des possibilités offertes par ce droit de perquisition permanent de la liberté individuelle. Il permet de voguer de la contrainte sanitaire à l’incarcération de masse. Il s’autorise même quelques incursions militaires de type impérialiste, avant de revenir dans son bastion historique, l’ordre moral. Or c’est justement là que se situe la faille. Cette indécente puissance de feu s’avère extrêmement fragile dès lors que l’on ose s’aventurer sur le seul terrain jamais véritablement disputé aux tenants de la prohibition, la question du bien et du mal.

Le syndrome d’immunodéficience humaine est mort

On ne le dira jamais assez, l’épidémie de sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. parmi les usagers de drogues est un accident sanitaire atroce, imputable à la logique de guerre développée au cours des décennies 1970 et 1980, une logique qui change la nature même du principe de prohibition en criminalisant les êtres humains et non plus les seules molécules1Olivet F. Du concept de prohibition à la notion de guerre. Swaps 2014 ; 76-77. http://vih.org/20150424/du-concept-prohibition-notion-guerre/70620. Or cet accident est aujourd’hui pratiquement résorbé par les effets de la politique de réduction des risques (RdR). Les conséquences de l’épidémie de sida en matière de mœurs resteront sans doute un objet d’étonnement, mais pour être spectaculaires, elles sont probablement arrivées aujourd’hui à leur point d’orgue pour une raison simple : contrairement au slogan de l’association Limiter la Casse (1993)2«La drogue on en sort, le sida on en meurt»., aujourd’hui on ne meurt plus du sida. Le décret «scélérat» de 1972 qui a condamné à mort des milliers de jeunes toxicos en rendant impossible la vente des seringues a été abrogé il y a 30 ans et, depuis bientôt dix ans, les usagers de drogues sont quasiment sortis des statistiques des nouvelles contaminations. Finalement, l’inauguration de la salle de consommation à moindre risque (SCMR) le 11 octobre 2016 à Paris marque probablement le dernier effet direct de cette argumentation sanitaire si chère aux militants de la RdR, au même titre que le «mariage pour tous» représente l’écho lointain d’un combat mené également dans les années sida par l’autre «groupe à risques», les hommes qui aiment les hommes.

Salle de consommation, l’anti-mariage pour tous

La comparaison des deux traductions légales du combat mené par des groupes de population discriminées est éclairante. Les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes ont su profiter du caractère éminemment politique de cette «big disease with a little name»3Grande maladie qui porte un petit nom, Prince, Sign O’times. pour repousser les lignes de leur exclusion. La loi Taubira, votée en 2013, facilite l’identification de millions de jeunes, filles ou garçons, avec les centaines de personnalités ouvertement gays ou lesbiennes, favorisant ainsi un regard plus positif sur le monde des lesbiennes, gays, bisexuels et trans (LGBT). Mieux encore, cette loi, en accordant la légitimité des sacrements républicains à l’amour entre personnes de même sexe, moralise au sens premier du terme une relation qui reste un objet complexe, souvent culpabilisant, comme tout ce qui touche aux affaires de sexualité. La nouvelle législation et le débat national qu’elle a entraîné est un pas tout à fait nécessaire pour avancer vers une forme de normalité de la relation homosexuelle, c’est du reste exactement ce que lui reproche certains militants de la cause gay.

C’est certainement aussi à cause de son caractère symbolique, qui inscrit l’usage de stupéfiant dans la cité, que les SMCR ont été combattues si vivement, et souvent par les mêmes forces. Et pourtant, si la loi de santé publique votée en 2016 représente notre «mariage pour tous» à nous, les vilains drogués, force est de constater que dans ses prérequis comme dans ses prémisses, ce changement légal charrie des effets sociétaux exactement inverses à la normalisation portée par le «mariage pour tous». Que nous dit cette salle de consommation à Paris justement ? Elle s’adresse essentiellement à des exclus de notre système social, lesquels, pour supporter cette exclusion, ont recours à des modificateurs de conscience comme le font pour d’autres raisons la grande majorité de leurs contemporains. Mais, curieusement, ce recours à l’universalité de la modification de conscience n’est jamais mis en avant par les défenseurs de la salle. Systématiquement, ce sont les arguments de l’empathie, du trouble à l’ordre public, voire de la réduction des consommations qui sont mis en avant. En fait, ce sont surtout les adversaires des «salles de shoot» qui parlent de normalisation de l’usage de drogues, et pour en faire un grief majeur. Toujours campés au cœur du sujet, celui justement du moralisme et du changement de représentations, ils guettent tout manquement au discours politiquement correct qui veut que les SCMR soient un outil sanitaire et seulement cela. Nul doute pourtant que parmi les élus parisiens qui ont défendu le projet, il y ait autant d’adeptes du petit joint du samedi soir (quand ce n’est pas la petite ligne de coke) que de personnalités LGBT ayant défendu à leur heure, leur droit à la nuptialité. Mais nous savons qu’en matière de drogues le mot d’ordre reste le silence et la honte, comme ce fut le cas pour l’homosexualité durant des siècles. En matière de drogues, la salle de consommation se situe aux antipodes de l’identification et encore moins de la normalisation des usages de drogues illicites devenus pourtant d’une banalité absolue.

Au contraire, les défenseurs du projet – à commencer par nous ASUD – ont donné une forte visibilité à ce qui représente l’altérité la plus radicale en matière de normes sociales, la pauvreté, la maladie, l’exclusion, la délinquance. Or nous savons que le principal moteur du changement de regard sur une population discriminée passe par l’identification du plus grand nombre à une situation devenue… banale. La banalisation… c’est la raison qui fait que l’homosexualité d’un maire de Paris n’appartient pas seulement à sa vie privée.
Quel est donc le secret d’une divergence stratégique aussi radicale entre «pédés» et «toxicos», lorsqu’au départ les enjeux semblent tellement proches?

Le stéthoscope et la matraque

En matière de drogues, la révolution du sida a eu le mérite de ramener au cœur du débat une forme de rationalité, à commencer par des réalités mécaniques et techniques – une seringue un coton, une cuillère, un filtre. Ce sont ces réalités qui conditionnent une grande partie de ce qu’il est possible de transmettre facilement en termes d’information et de changement de pratiques, les résultats spectaculaires des chiffres du sida sont là pour le démontrer. Mais sur cette base, nous avons engagé une nouvelle approche addictologique qui, très vite, a servi d’idéologie de rechange aux supporters de l’interdit. Les militants de la RdR ont eu tendance à raisonner comme si la loi en place, la criminalisation de l’usage, ne produisait pas tous les jours ses effets dans les têtes et dans les cœurs. N’en déplaise au ténors de l’argumentation scientifique en matière de drogues, qui figurent pour certains parmi les alliés historiques d’ASUD, les effets sociétaux produit par l’addictologie sont probablement aujourd’hui aussi dévastateurs, que pouvaient l’être hier ceux de la «lutte contre la toxicomanie». Dans les deux cas, on rate la véritable cible d’un changement de paradigme qui passe par un changement des représentations et par une identification du plus grand nombre à des pratiques normalisées. Le fait que ces pratiques soient effectivement compatibles avec des objectifs de santé publique est finalement secondaire au regard de ce qui relève du bien-être individuel et de l’estime de soi, mais aussi du vivre ensemble, autant de choses qui contribuent à construire les fameuses valeurs morales. Oui, dans le combat qui oppose les proet les antidrogue, il est sans doute nécessaire de choisir sont camp pour être audible4Olivet F. Drogue: engluée dans le débat sanitaire, la France oublie les bienfaits de la légalisation. L’OBS 27 avril 2016..

«Canna bizness»

L’ami américain a tellement bien compris cet aspect des choses qu’il est effectivement en train de gagner le combat moral du débat sur les drogues en utilisant deux arguments, l’incarcération de masse des Noirs et des Latinos et le cannabis récréatif et thérapeutique à destination principalement des classes moyennes blanches. L’incarcération de masse des Afro-américains a déjà fait l’objet de plusieurs articles qui mettent en évidence le caractère de supériorité morale acquis par les tenants de la réforme qui reçoivent aujourd’hui le renfort de la grande presse5Pezet J. Un Afro-Américain sur trois finit-il en prison aux États-Unis ? Libération 19 janvier 2016.. Mais le dossier «canna bizness» n’est pas moins intéressant de ce point de vue. Contrairement à leurs homologues français, les partisans américains de la légalisation du cannabis surfent sur les éléments de continuité qui lient ce débat avec celui du cannabis thrapeutique. Il est évident que de nombreux expérimentateurs du cannabis contre la douleur l’ont fait parce qu’ils étaient des consommateurs récréatifs avant de tomber malade. À l’inverse, la crispation idéologique qui a littéralement sorti cette molécule de l’arsenal thérapeutique français doit tout à l’oukase moral dont souffre le cannabis «pour rire». Il n’est pas interdit de rire quand on cesse de souffrir. Nier l’absence de solution de continuité entre les deux débats relève encore de ce même complexe moral des partisans de la réforme toujours inquiet à l’idée de passer pour des propagateurs du fléau de la drogue. Lors de son exposé à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Ethan Nadelmann a insisté sur tout le crédit qu’apporte aujourd’hui aux partisans du cannabis, qu’il soit récréatif ou thérapeutique, l’image de la grand-mère ou du papy devenus consommateurs réguliers de l’herbe qui fait rire bêtement à la suite d’un combat livré contre le cancer. Il s’agit en fait d’une véritable opération de dédiabolisation dont devrait s’inspirer les addictologues français, en retard d’une bataille en continuant de prétendre ne s’appuyer que sur le non-jugement et l’objectivité des sciences dures.

En temps de guerre il faut choisir son camp

«À l’évidence, un débat sur cette question s’impose, mais un débat de santé publique. Dire, comme le prétendent certains, que la consommation ne comporte aucun risque et qu’une évolution s’impose pour des raisons d’ordre public, cela me paraît irresponsable, et surtout cela ne règle pas le problème de santé publique. Comme ministre de la Santé, je veux qu’un débat ait lieu.»6Touraine M. RMC BMTV 10 octobre 2016.

Au moins c’est dit. L’impossibilité d’échapper au débat commence à s’imposer aux yeux de tous, y compris aux partisans du statu quo. Hélas, Madame la ministre raisonne comme si nous étions dans un monde idéal où la santé serait située dans une bulle artificielle déconnectée de tous les enjeux culturels, sociaux,économiquesetsurtout…morauxqui encadrent l’usage de psychotropes. Mais ce débat si souvent souhaité mettra inévitablement en évidence la tâche originelle du secteur sanitaire qui pareil à l’autruche, refuse de voir la dimension multidimensionnelle de la guerre à la drogue. Par là même, il obligera les partisans de la réforme à se reconstruire sur une base transpartisane pour s’attaquer enfin à la redoutable idéologie du discours prohibitionniste : les drogues sont mauvaises donc il faut les interdire.

Nous sommes en guerre en effet. Une guerre à la drogue qui est à l’œuvre tous les jours, dans nos rues, dans nos banlieues mais aussi dans nos esprits, et dans une guerre il faut choisir son camp. L’histoire nous montre hélas qu’en temps de guerre les pacifistes et ceux qui prétendent que la guerre est finie se retrouvent à collaborer objectivement avec les plus forts, ceux qui dominent temporairement la bataille, c’est ainsi. L’idéologie «addictocratique» en refusant si longtemps de s’inscrire dans un camp a renforcé, parfois à son insu, l’idéologie dominante du «non à la drogue». La délinquance et la maladie sont du reste inscrites au cœur de la loi du 31 décembre 1970 comme des armes interchangeables. Je me souviens d’une jeune psychiatre, fraîchement arrivée dans notre microcosme, enthousiasmée par le fameux argument paradoxal qui sert de gimmick à nombre d’addictologues français : «pour mieux combattre le fléau de la drogue, il convient de légaliser sa consommation». À trop manier le fusil du paradoxe, on finit par se tirer une balle dans le pied. Outre le caractère absolument contre intuitif de cette proposition, qui nécessite de longues explications incompatibles avec le format général du débat médiatique, elle repose hélas aussi souvent sur une forme de culpabilité morale. Le pire fut pour moi d’entendre cette jeune femme me confier en aparté que s’il lui suffisait d’avouer «faire une fête à la coke de temps en temps pour être crédible», elle trouvait cela façile. Malheureusement, il s’agit au contraire d’une affaire de courage politique. Hélas oui, aujourd’hui comme hier, le coming out d’un consommateur de stupéfiants est un acte politique, mais nous sommes enfin arrivé au moment où ce n’est plus un suicide social mais un acte militant, voire une preuve d’humanité… banale.