Sous le calme apparent, des pratiques à risques

Sterenn Bohelay, éducatrice spécialisée de formation, a travaillé pendant dix ans pour le Centre Rimbaud, structure basée à Saint-étienne (département de la Loire). Elle a coordonné pendant plusieurs années une action sur le territoire rural du Montbrisonnais autour de trois axes: le déploiement d’une consultation jeune consommateur (CJC), des interventions d’un collectif sur les lieux festifs et des interventions dans les établissements scolaires (collèges et lycées). Aujourd’hui, Sterenn Bohelay est chef de service en zone urbaine en Île-de-France dans un CSAPA et un CAARUD. Elle revient, pour Swaps, sur son expérience dans le milieu rural. Propos recueillis par Aurélie Lazès-Charmetant (CEID/TREND Bordeaux).

Comment est né ce projet?

Il y a eu une synergie des demandes: tout d’abord, le collectif Fêtes moins risquées (FMR), que je coordonnais, intervenait sur des événements festifs locaux qui, du fait de leur rareté et de leur moindre diversité, rassemblaient beaucoup de monde dont notre public cible, les jeunes. Ensuite, l’Agence régionale de santé (ARS) a recommandé l’ouverture d’une CJC. Et parallèlement, il y a eu des demandes d’interventions dans les établissements scolaires. De plus, une étude portée par le Centre information régional sur les drogues et les dépendances (CIRDD) Rhône-Alpes avait mis en lumière, notamment, des consommations d’alcool importantes chez les jeunes filles de ce territoire. Il s’est alors agi de coordonner de multiples demandes et les remontées des acteurs de proximité. Au début, chaque action était très compartimentée selon des dispositifs différents. Nous avons donc mené un travail de mise en musique.

Comment vous êtes-vous positionnée sur ce territoire nouveau?

Nous avons joué le rôle de tiers avec le maillage existant. L’objectif a été de fédérer autour d’un projet commun proposant de la formation, de l’appui méthodologique, etc. Parce qu’il fallait apporter des réponses de proximité, ces réponses ne pouvaient être efficientes que si une articulation des acteurs locaux était effective. L’articulation avec le dispositif spécialisé devenant alors fluide, ce dernier pouvait jouer son rôle de tiers expert.

La réponse ne se trouve pas forcément dans les CJC. Sans être utopiste, il est possible, dans de nombreux cas, de trouver des réponses hors du dispositif si l’environnement a été sensibilisé à la thématique des conduites addictives.

Cela du fait de la ruralité?

Oui et c’est tout particulièrement la mobilité qui est au cœur de la réflexion. Il est presque aussi difficile de se déplacer pour le public que pour les professionnels qui se délocalisent du Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA).

Et en même temps, rendre accessible le dispositif spécialisé est nécessaire pour rompre l’isolement des acteurs. Il faut donc de l’énergie et de l’engagement de part et d’autre. L’essentiel pour une CJC en milieu rural, c’est de n’être pas tournée sur les seules consultations, il faut être tourné vers les lieux du quotidien dont les établissements scolaires généralistes et professionnels.

En termes de modalités de fêtes ou d’usage de substances, notiez-vous des spécificités?

En ce qui concerne les substances, c’était essentiellement des consommations d’alcool et de cannabis. Les usagers connaissaient les produits aussi bien qu’ailleurs. Ce sont les événements festifs qui étaient différents de même que leur organisation.

Là, les événements festifs étaient souvent des bals. Si vous êtes en milieu urbain, à Saint-étienne vous ne faites pas de bals. Les lieux de fête sont autres et surtout les gens s’organisent eux-mêmes pour faire la fête. Ici, des bals avaient lieu chaque week-end de l’année selon un roulement planifié entre communes. C’était très bien organisé sur les questions du matériel, de la sonorisation, mais sur les questions des déplacements, de la prise de risques, beaucoup de choses n’étaient pas pensées en termes de prévention. L’idée était de se mettre en collectif et de penser ensemble pour trouver des solutions, au regard des difficultés d’accès notamment.

Par exemple, lorsqu’un bal a été annulé, suite au coma éthylique d’un jeune lors du précédent bal, il y a eu un report de 500 personnes sur le bal de la semaine suivante, ce qui a mis à mal toute l’organisation.

Vous avez évoqué l’engagement particulier des acteurs?

Ce qui était manifeste, c’était un engagement fort des acteurs locaux pour/sur leur territoire. 

La mobilisation était partagée autour de la conscience d’une responsabilité collective.

Nous avons assuré la formation de la police municipale. La gendarmerie était présente et ensuite faisait de l’orientation, l’éducation nationale également avec la présence de conseillers principaux d’éducation (CPE), ce qui est rare.

L’un des axes était les interventions en milieu festif, pouvez-vous en dire quelques mots?

Il s’agissait d’interventions d’un collectif, FMR, soit entre 15 et 30 bénévoles, usagers pairs de la fête, formés par le CSAPA et qui intervenait sur site à la demande des organisateurs, communes ou associations de jeunes.

Le CSAPA mettait à disposition de personnes relais son expertise ainsi que du matériel (stand, chill out, brochures, matériel de RdR). Là encore, les organisateurs étaient partie prenante.

Que retenez-vous de cet axe festif?

Essentiellement qu’il faut veiller à ce que les personnes qui organisent des événements puissent elles-mêmes développer du «prendre soin». Il faut tenir compte de la question des codes forcément différents entre le milieu rural et le milieu urbain et, enfin, il y a l’insertion dans des réseaux. Il n’est pas possible de se rendre dans certains endroits parce que nous ne possédons pas les codes du milieu et nous n’avons pas vocation à aller partout. Et en même temps, il faut pouvoir s’acculturer et travailler ensemble.

Vous avez évoqué des interventions en milieu scolaire?

L’idée était de ne pas faire du «one-shot» et de former les équipes pédagogiques et médico-sociales afin d’avoir un langage partagé/commun entre professionnels. Et selon mon expérience, les équipes en milieu rural sont plus faciles à mobiliser qu’en zone urbaine.

L’infirmière scolaire, l’assistante sociale peuvent repérer. L’objectif était de les outiller, avec une formation à l’entretien motivationnel par exemple.

Et par la suite, de développer une permanence ponctuelle de la CJC dans les établissements. Et toujours intervenir auprès des élèves en les associant et en partant du programme, les questions des addictions, des conduites, du plaisir étant abordées sous différents angles afin de développer une culture commune. Et si l’on veut diffuser cette culture commune, il faut du temps et un peu de présence.

La mobilisation des acteurs scolaires en milieu rural est-elle plus aisée?

En milieu rural, tout se sait très vite. Il y a la question de l’image. Si un réseau de consommateurs est démantelé dans un établissement scolaire, l’établissement est immédiatement identifié, donc il peut y avoir une volonté de la part de la direction de préserver l’image de l’établissement, ce qui facilite la mise en place de partenariats.

Vous avez rencontré des résistances?

J’avais l’impression d’être face à un océan calme au-dessous duquel il y avait énormément de pratiques à risque, mais cela n’était pas pris en compte, rien ne pouvait émerger parce qu’il n’y avait pas de réponses. Cela ne se limitait pas uniquement à l’accompagnement des jeunes mais aussi à la réduction des risques (RdR). Pour l’accès à un traitement méthadone, il fallait faire plus de 50 km…
Nous avons donc mené aussi des actions à destination des médecins généralistes, des pharmaciens dont certains confrères se sont déplacés depuis Saint-étienne. En milieu rural, il y a un isolement, il y a moins, voire pas d’institutions qui peuvent jouer un rôle de support/relais, sur ces questions. Même si dans l’urbain, elles n’apportent pas nécessairement les réponses, elles maintiennent le lien social.

Et puis nous avons été confrontés au déni.

Des parents d’abord. à l’occasion de la première action que nous avons menée auprès des parents, une seule personne s’est déplacée. C’est très compliqué de dire que l’on a un enfant qui consomme, c’est vécu comme une honte.

Des politiques également. Là aussi la question de l’image est centrale. Je pense qu’en ville, sur ces questions, les mentalités évoluent plus rapidement.

Passer par les pairs semble facilitateur en milieu rural, vous y avez eu recours avec les jeunes, les médecins, les pharmaciens?

Les pairs effectivement ainsi que les lieux qui ont du sens pour la communauté. Le bal des pompiers en est la parfaite illustration, c’est le lieu pour se faire connaître car c’est un point de rassemblement. Il faut se focaliser sur des lieux stratégiques pour gagner en énergie mais aussi en diffusion. Comme stratégie de contournement de l’isolement, «aller vers» est juste indispensable.

Cet «aller vers» se poursuit aujourd’hui avec de nouvelles modalités d’actions. Notamment un projet autour des acteurs pour la jeunesse qui mobilise des jeunes ayant envie de s’engager sur des actions de prévention. L’idée est que les intervenants spécialisés se retirent et qu’au niveau de chaque petite commune organisatrice d’un événement se développent des micro-actions soutenues par la collectivité au sens large.