UNGASS 2016 —  «à la recherche d’une approche équilibrée»

Ce dossier sur la prochaine session des Nations unies consacrée à la question des drogues ne pouvait faire l’impasse sur la position officielle de la France en matière de lutte contre les usages et les trafics de drogues. C’est pourquoi, le 15 janvier dernier, Swaps est allé au Quai d’Orsay à la rencontre de Michèle Ramis, ambassadrice chargée des menaces criminelles transnationales au ministère des Affaires étrangères et du développement international, qui fera partie de la délégation française à New York. Propos recueillis par Michel Gandilhon (OFDT).

Swaps : Michèle Ramis, pourriez-vous nous décrire votre parcours et expliquer à nos lecteurs en quoi consiste votre fonction?

Michèle Ramis : J’ai été nommée au poste d’ambassadrice en charge de la lutte contre la criminalité organisée en 2013, date à laquelle j’ai pris la succession d’Olivier Weber. L’intitulé de la fonction vient d’ailleurs d’évoluer pour intégrer les «menaces criminelles transnationales ». En tant qu’ambassadrice, je représente le gouvernement français et contribue à défendre au sein des enceintes internationales, mais aussi auprès des états partenaires, la position de la France sur les questions de lutte contre la criminalité internationale, dont l’impact, du fait de la globalisation, a acquis une dimension politique. Même si le trafic de drogues constitue la composante prédominante de l’économie de l’illicite, bien d’autres activités criminelles entrent dans cette thématique, notamment la traite des êtres humains, de migrants, la cybercriminalité, la contrefaçon de médicaments, qui, rappelons-le, tue plus de personnes à travers le monde que les drogues illicites. J’ai auparavant été représentante permanente adjointe de la France auprès de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) à Vienne puis ambassadrice de France au Guatemala, un pays particulièrement affecté par le trafic de cocaïne. Ces expériences m’ont permis de mesurer l’impact des drogues illicites sur l’ordre public, le fonctionnement des institutions, la santé publique et la sécurité internationale.

La tenue de la session, qui devait avoir lieu en 2019, a été avancée de trois ans à la demande de certains états latino-américains : y avait-il urgence? Et si oui pourquoi?

Quand on voit la violence qui existe dans un certain nombre de pays latino-américains, on comprend leur préoccupation et leur volonté de demander que la communauté internationale fasse un point sur les politiques menées contre les drogues, leur efficacité et sur les progrès supplémentaires à faire. Ce n’est donc par un hasard si ce sont la Colombie, le Mexique et le Guatemala, qui ont proposé l’avancement de la session. La Colombie et le Mexique connaissent en effet depuis des décennies un problème d’ordre public et de sécurité lié à l’activité des cartels et, pour la Colombie, au financement du mouvement de guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) par le trafic de drogues. Le processus de paix en cours d’achèvement entre le gouvernement colombien et les FARC ouvre toutefois des perspectives très encourageantes à cet égard. Le cas du Guatemala est moins connu. Après une longue guerre civile à la dimension génocidaire à l’encontre des Indiens mayas, le pays est devenu une base arrière pour les cartels mexicains et un lieu de passage stratégique traversant le corridor de la cocaïne destinée au marché nord-américain. Aujourd’hui, ce pays compte, avec le Honduras, un des taux d’homicides les plus élevés au monde en raison de la criminalité associée ou résultant des trafics de drogues et d’armes.

À la veille de cette grande session, on a l’impression que, contrairement à 1998, la communauté internationale est plus que jamais divisée sur la question des drogues?

Je ne dirais pas qu’elle est plus divisée que jamais, car on oublie les points de convergence entre les états et le fait que la grande majorité d’entre eux ne remet pas en cause le régime international de contrôle des drogues. Mais il est vrai que les positions peuvent apparaître plus contrastées qu’elles ne l’étaient il y a une quinzaine d’années. Nous avons d’un côté quelques états latino-américains qui souhaitent revoir certains aspects de la politique internationale en mettant l’accent sur la prévention et les aspects sanitaires et sociaux, points qui font consensus, et qui appellent à envisager de «nouvelles approches » qui ne sont pas toujours fondées sur les conventions internationales et ne font pas consensus. Nous avons d’un autre côté des états plus conservateurs – qui s’en tiennent à une lecture stricte des conventions, privilégiant l’approche répressive – et encore peu portés sur les approches thérapeutiques et la réduction des risques. Et nous avons entre les deux l’Union européenne avec des positions médianes, une approche globale combinant réduction de l’offre par la lutte contre les trafics et le développement alternatif et l’action contre la demande par la prévention, les soins, la réinsertion, tout cela dans le cadre du respect des traités.
Malgré une certaine polarisation politique, il y a donc aussi un souhait de l’ensemble des états de travailler utilement pour faire reculer le trafic et la consommation et les positions de l’Union européenne sont en mesure de constituer le point d’équilibre. Nous partageons avec les pays les plus libéraux une vision humaniste et des intérêts stratégiques car nous sommes aux deux bouts de la chaîne production-transport-consommation. Nous partageons souvent avec les plus conservateurs une continuité territoriale et le souci de lutter contre les dégâts des drogues en termes de santé publique et parfois de financement du terrorisme. Nos intérêts ne divergent pas de ceux de nos partenaires. Ceux des Amériques qui mènent des expérimentations portant sur la légalisation du cannabis ne tentent d’ailleurs pas de les exporter ou d’en faire un modèle car le contexte d’un état à l’autre diffère. Et nous savons bien d’ailleurs que légaliser le cannabis dans les pays ravagés par la violence liée au trafic de cocaïne, de méthamphétamines ou d’héroïne n’affectera pas significativement le crime organisé, surtout lorsqu’il se livre à des polytrafics incluant par exemple le trafic de faux médicaments ou d’êtres humains.

Les nouvelles approches centrées sur les droits de l’homme et la santé publique (réduction des risques) ne risquent-elles pas de négliger la question du crime organisé?

Je ne le crois pas, car ces approches ne sont pas incompatibles et l’évolution de nombreux pays en direction d’une politique fondée sur la réduction des risques et le respect des droits de l’homme est à saluer et encourager.

Je dirais en outre que le respect des droits humains doit aussi s’entendre comme s’appliquant à la répression des trafics. La France et l’Union européenne ont, à maintes reprises, exprimé leur opposition à l’application de la peine de mort aux trafiquants.

Il est tout à fait possible de lutter fermement contre le crime organisé transnational tout en inscrivant ces politiques dans une approche plus globale, soucieuse de la santé des individus et respectueuse de leurs droits fondamentaux. Ces politiques ne sont pas contradictoires mais complémentaires les unes des autres.

Kofi Annan, qui était secrétaire général de l’ONU au moment de la précédente session extraordinaire de l’Assemblée générale sur les drogues en 1998, a pris position à la faveur de la sortie du rapport de la «Global commission on Drug Policy» pour la dépénalisation, voire la légalisation des drogues et une approche centrée sur la protection des usagers. N’est-ce pas une forme d’aveu d’un échec de la politique internationale fondée sur la prohibition?

Un certain nombre de personnalités, qui ont occupé par le passé d’éminentes fonctions mais dont aujourd’hui la parole est libre et qui s’expriment à titre personnel, s’élèvent contre la «guerre à la drogue » expression qui n’a toutefois jamais été utilisée dans les réunions internationales et n’est pas prescrite par les conventions, mais qui a reflété une pratique courante en Amérique latine en constatant qu’elle n’a pas éradiqué le fléau des drogues. Ce constat se fonde sur la violence qui prévaut dans les pays que nous avons évoqués auparavant. C’est leur libre opinion et il est compréhensible que ces personnalités continuent de mettent leur notoriété au service de l’intérêt collectif. Toutefois, je note que les prévalences de consommation dans le monde depuis quinze ans n’ont pas explosé, aux états-Unis, la consommation de cocaïne est même en recul, que le pourcentage de consommateurs est demeuré à environ 3 % de la population mondiale, preuve que les conventions ont joué leur rôle de garde-fou et qu’aucun pays ne songe sérieusement à abandonner le combat contre les trafics. L’arrestation récente au Mexique du chef du cartel de Sinaloa en est une illustration.

Vous avez été ambassadrice au Guatemala, un pays particulièrement touché par la violence liée au trafic de drogues, que pensez-vous des prises de position de certains anciens et actuels chefs d’état latino-américains visant à une remise en cause radicale des politiques menées depuis un siècle? N’est-ce pas légitime au vu du bilan humain et des conséquences politiques de ce fléau?

Comme je l’ai dit, les conséquences du trafic de drogues dans ces pays sont désastreuses et cela ne concerne pas seulement la cocaïne. Les trafics portent sur la marihuana, les drogues synthétiques mais aussi désormais l’héroïne produite aussi dans ces pays. La déstabilisation, la violence, la conflictualité sociale que ces phénomènes criminels engendrent atteignent des degrés intolérables qui mettent parfois en péril l’état de droit et la gouvernabilité. Quand la vie d’un pays semble scandée par les règlements de compte et les homicides, la lecture des journaux le matin donne au café un goût de sang. Je suis donc très sensible à ces problèmes de violence, qui sont aussi la résultante de situations historiques anciennes, de guerres civiles ou qui sont liés à la construction tourmentée des états dans la région sur fond d’inégalités sociales où l’état peine à exercer le monopole de la force armée. On comprend donc que l’appel à des politiques plus humaines soit venu du sud des Amériques. Mais nous partageons beaucoup avec ces états et avons de réels points de convergence qu’il nous faudra valoriser durant cette session extraordinaire de l’Assemblée générale.

Entre les états ou entités qui s’engagent dans la légalisation du cannabis (Uruguay, Colorado, etc.) et ceux qui pratiquent une prohibition sévère (Russie, Arabie saoudite), quelle est la position française?

La position française s’inscrit dans le cadre et le respect des conventions internationales sur les drogues de 1961, 1971 et 1988. Nous souhaitons préserver ce cadre juridique qui est précieux et a permis de constituer un maillage mondial pour répondre à ces menaces, notamment par la coopération policière et judiciaire. Cette position est majoritaire aux Nations unies. Les états-Unis eux-mêmes, malgré le fait que cinq états fédérés ont adopté par référendum des lois légalisant le cannabis à usage récréatif, défendent le respect des conventions en soulignant toute la latitude qu’elles offrent. Quant aux expériences menées en Uruguay, au Colorado et dans d’autres états fédérés, il faudra les évaluer avec suffisamment de recul sur tous les aspects, qu’ils soient sanitaires ou sécuritaires. La France, quant à elle, souhaite promouvoir une approche équilibrée, comme l’illustrent les politiques publiques menées par les gouvernements successifs depuis des décennies dans notre pays. Tout en faisant de la lutte contre les trafics une priorité, nous promouvons des approches sanitaires ambitieuses et une politique de réduction des risques qui ont permis des progrès incontestables dans la prise en charge des usagers de drogues. Nous avons à cœur de trouver les réponses les plus efficaces, dans le respect de nos engagements internationaux, comme le montre l’introduction récente de la transaction pénale ou le projet d’ouverture de salles de consommation à moindre risque pour les usagers d’héroïne.

Que répondez-vous à ceux qui disent que ces grandes messes ne servent à rien et se résument à de grandes déclarations et des vœux pieux comme en 1998 avec le slogan «A Drug free world we can do it!»?

Je leur réponds que ces réunions représentent un moment essentiel de la vie de la communauté internationale et sont l’unique forum pour bâtir des consensus et des alliances face aux menaces communes que nous devons affronter. Les états peuvent y confronter leurs points de vue et expériences et donc progresser ensemble en définissant des stratégies conjointes. En matière de lutte contre les stupéfiants, les réponses ne peuvent être que multilatérales. Des actions unilatérales et non concertées risquent de nous affaiblir et de profiter en définitive aux trafics illicites.