De l’offre et de l’usage de drogues en temps de crise

La France avec la crise dite «des subprimes» de 2008 connaît une situation économique d’une gravité sans précédent depuis les années 1930. Chômage, sous-emploi de masse, développement de la précarité touchent aujourd’hui une partie significative de la population. Les dernières observations réalisées dans le cadre du dispositif Tendances récentes et nouvelles drogues (TREND) de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) montrent que cette situation affecte aussi les modalités de l’usage de drogues en France, notamment dans les populations dites «insérées», que ce soit du côté de l’offre comme de la demande.

La question du développement de la précarité sociale au sein de la population des usagers de drogues ne constitue pas une nouveauté pour le dispositif TREND (voir encadré). Il n’en reste pas moins que, depuis l’année 2010, les signes d’une fragilité sociale accrue au sein de milieux qui ne se résument pas aux personnes les plus désaffiliées de l’espace urbain, apparaissent avec plus de force et de netteté. Une des manifestations du phénomène, rapportée par la quasi-totalité des sites du dispositif TREND, en 2013 et 20141Cadet-Tairou A. et al. Substances illicites ou détournées: les tendances récentes (2013-2014). Tendances no 96, OFDT, 2014. Le document est téléchargeable sur le site de l’OFDT: www.ofdt.fr/publications/collections/ periodiques/lettre-tendances/substancesillicites-ou-detournees-les-tendances-recentes2013-2014-tendances-96-decembre-2014/, réside dans l’évolution des pratiques des dealers, lesquels tentent de pallier les problèmes posés par la paupérisation d’un ensemble sans cesse croissant d’usagers appartenant aux classes moyennes.

L’adaptation de l’offre de drogues à la crise

Cette évolution se manifeste particulièrement par la disponibilité sur le marché parallèle de doses, quel que soit le type de produits, de plus en plus fractionnées pour être vendues à des prix plus accessibles, notamment dans un contexte où le prix des principales substances illicites (cannabis, cocaïne, ecstasy, héroïne) tend, après des années de baisse, à croître (tableau).

Évolution des prix médians depuis 2000

Certes, cette tendance au fractionnement des doses ne constitue pas une nouveauté. Il a toujours été à l’œuvre dans les milieux les plus précaires du fait de la limitation objective du pouvoir d’achat propre à ces publics. Limitation incitant les dealers à élargir vers le bas leur gamme de prix, voire à recourir à une forme d’économie de crédit quand, à partir d’un certain stade, les maigres revenus de l’usager (RSA, allocations chômage) sont dilapidés2Gandilhon M. Le petit trafic de cocaïne en France. Tendances no 53, OFDT, 2007.. Ainsi à Lille, le seul site du dispositif TREND où existe un marché de rue structuré de l’héroïne, celle-ci n’est que rarement vendue au gramme, une des formes les plus disponibles étant la «bonbonne» de brune circulant au prix de 10 euros3Lancial N, Lose S. Tendances récentes et nouvelles drogues, synthèse des résultats 2013. OFDT, Le Cèdre bleu, 2014.. Dans la région parisienne, où le marché de l’héroïne est beaucoup moins visible, la même pratique est à l’œuvre et se développe avec la crise, puisque les dealers peuvent proposer des demi-grammes (20 euros), voire des quarts de gramme (10 euros)4Pfau G, Pequart C. Tendances récentes et nouvelles drogues, synthèse des résultats 2013. OFDT, Association Charonne, 2014.. Le phénomène nouveau ne réside donc pas dans le procédé commercial, mais dans le fait qu’il affecte désormais un public composé d’usagers dits «insérés» visiblement fragilisés par la crise économique en cours (voir encadré).

Qui sont les usagers insérés ?
L’usage de drogues s’est développé au cours des dix dernières années au sein de populations plus «insérées» socialement, à savoir disposant d’un logement, de revenus (salaires, allocations) et d’un réseau social. Les usages ont fréquemment démarré par le cannabis et les stimulants en plus de l’alcool. Largement composées d’usagers «récréatifs», les populations insérées sont, pour une grande part d’entre elles, visibles par les dispositifs d’observations ethnographiques du dispositif TREND par le biais de l’espace festif, alternatif ou conventionnel, que beaucoup semblent fréquenter.

Le chlorhydrate de cocaïne, dont l’usage est pour de nombreux usagers associé à une certaine forme de «réussite» sociale, est particulièrement concerné par le développement de cette forme de marché discount ou low cost. Et ce d’autant plus qu’après des années de baisse régulière de son prix moyen − en 20 ans il a été divisé par plus de deux, passant de 150 euros le gramme au début des années 1990 à 60 euros en 2010 −, celui-ci remonte significativement et devient de plus en plus difficilement abordable, y compris pour des publics relevant de milieux plus ou moins favorisés.

Dès lors, le fractionnement des doses (0,10, 0,20, 0,50 gramme) est de plus en plus décrit par les observateurs des sites et cette réalité touche aussi bien le milieu alternatif (free parties, raves) que l’espace festif commercial (clubs, discothèques). Il semble que les revendeurs, en vendant des doses accessibles à partir de 10 euros, tendent à répondre à un problème de limitation du marché provoqué par les contraintes de pouvoir d’achat de leur clientèle. Cependant, ce phénomène touche d’autre produit que la cocaïne. Il est à l’œuvre également pour une substance comme le cristal de MDMA, produit qui fait depuis quelques années l’objet d’un engouement certain, malgré un prix relativement élevé, notamment chez les jeunes usagers de l’espace festif. Ainsi, ce produit est fréquemment vendu par les dealers, euxmêmes souvent usagers, sous la forme de «parachute», contenant de petites quantités, dont le prix n’excède pas 10 euros.

L’adaptation de la demande à la crise

Cette adaptation aux réalités de la crise économique ne concerne pas seulement les revendeurs. Les usagers mettent en place de nombreuses stratégies afin de surmonter les difficultés d’approvisionnement consécutives à la diminution de leur pouvoir d’achat. à côté des achats groupés ou du recours direct au marché de gros, via notamment le micro-trafic, la principale consiste à «substituer» un produit moins onéreux à un autre (aux effets psychotropes similaires) jugé moins accessible du fait d’un prix trop élevé. Là encore ce type de pratique ne constitue pas une nouveauté dans les milieux marginalisés, notamment parmi les consommateurs d’opiacés, où il est fréquent que des médicaments comme le Subutex® (buprénorphine haut dosage) ou le Skénan® (sulfate de morphine) remplacent une héroïne inaccessible à cause de son prix ou d’une disponibilité problématique5La pénurie d’héroïne observée en Europe en 2011 s’est manifestée en France sous la forme d’une diminution importante de son taux de pureté moyen, laquelle a provoqué un report important des usagers sur les sulfates de morphine. Voir à ce sujet la note du dispositif TREND destinée à l’ANSM: «L’usage de sulfate de morphine par les usagers de drogues en France, tendances récentes 2012-2013». . Dans les milieux «insérés», il semble que l’on assiste à un report croissant en direction des amphétamines (speed) qui tendent à se substituer à la cocaïne. Si le speed est un produit qui a toujours été présent dans l’espace festif, et notamment dans le milieu dit «alternatif», et que son statut de cocaïne du «pauvre» est bien établi, il semble aujourd’hui, comme le montre le site de Toulouse, que dans le contexte actuel de crise il vienne répondre aux besoins de nombreux usagers paupérisés: «On observe beaucoup de speed. En ce moment, c’est halucinant tous ces gens qui prennent du speed. […]. Ils n’ont plus de sous. Tu vois, ça fait un peu drogue du pauvre […]»6Sudérie G. Rapport TREND Toulouse. Phénomènes émergents liés aux drogues en 2013 sur le site de Toulouse. ORSMIP, OFDT, 2014.. Ainsi, alors que les années précédentes, l’usage des amphétamines était moins évoqué par le réseau des sites, la demande de speed serait en augmentation du fait d’un prix relativement modique (14 euros le gramme). 

Le même constat peut être dressé pour la consommation de cocaïne basée, laquelle jusqu’à récemment était le fait de deux groupes à peu près imperméables sur le plan social et se présentant comme suit: une sphère de consommateurs de free base, personnes plutôt insérées fabriquant leur produit elles-mêmes, et une population d’usagers extrêmement précarisés, essentiellement présents dans la région parisienne, se procurant leur consommation sur le marché parallèle7Gandilhon M, Cadet-Taïrou A, Lahaie E. La cocaïne basée en France métropolitaine: évolutions récentes. Tendances no 90, OFDT, 2013.. Depuis quelques années, les observations ethnographiques montrent que cette dichotomie est en partie dépassée compte tenu de l’évolution du public qui fréquente le marché du crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. à Paris. En effet, le site parisien fait état de la présence de plus en plus importante d’usagers dont le profil tranche avec celui que l’on a l’habitude d’y trouver. Ainsi certains usagers insérés de free base, qui n’ont plus les moyens d’acheter de la cocaïne afin de la transformer, après adjonction d’ammoniaque ou de bicarbonate de soude, en base, viennent se procurer directement le produit sur les scènes de deal de crack du nord-est de Paris. Ce glissement touche également un public de provinciaux qui «monte» à Paris s’approvisionner comme en atteste l’augmentation des interpellations dans les gares de Lyon et Montparnasse.

Par ailleurs, l’émergence depuis deuxtrois ans d’une offre de cocaïne basée, organisée dans certaines cités parisiennes sur un modèle similaire à celui de la résine de cannabis, pourrait être un symptôme du même processus, puisque la clientèle y est décrite comme relevant de milieux sociaux insérés. Ces phénomènes de décloisonnement social ne sont pas propres à la région parisienne. Ainsi, les sites de Metz, Marseille et Rennes8Les synthèses réalisées par ces sites sont téléchargeables à l’adresse suivante: www.ofdt.fr/regions-et-territoires/reseaudes-sites-trend/syntheses-des-resultatstrend-2013-par-sites/ font état dans l’espace urbain de la présence d’un public atypique composé de salariés pauvres (working poor), d’étudiants désargentés ou de jeunes en errance se livrant pour survivre à une «économie de la débrouille»9RocheP.(Dir.)LaProximitéàl’épreuve del’économiedeladébrouille.Association départementale de développement des actions deprévention(addap.13),2008. faite de petites reventes de drogues ou de médicaments, et fréquentant les mêmes lieux que les usagers les plus désaffiliés (squats, CAARUD).
Tous ces faits démontrent que la crise économique, en pesant sur les pratiques et les consommations des usagers insérés, tend à estomper les frontières sociologiques et à brouiller les repères en favorisant des porosités entre des publics apriori très éloignés sur le plan social.

Le dispositif TREND: méthodologie
Le dispositif TREND s’attache depuis sa mise en place par l’OFDT en 1999 à détecter les phénomènes émergents et les tendances récentes dans le champ des drogues illicites, qu’il s’agisse des produits, de l’offre, des modes d’usage ou des profils de consommateurs. Pour remplir sa mission d’observation, il s’appuie sur un réseau de sept sites (Bordeaux, Marseille, Lille, Metz, Paris, Rennes, Toulouse), dotés d’outils de collecte communs (observations ethnographiques, questionnaires qualitatifs, groupes focaux), et opérant dans l’espace urbain (Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues [CAARUD], squats) comme dans l’espace festif (free parties, clubs, discothèque). TREND comprend également un dispositif d’observation et de veille centré sur l’étude de la composition toxicologique des produits illicites: Système d’identification national des toxiques (SINTES).