En finir avec la guerre à la drogue: Quand des prix Nobel d’économie s’engagent

Ce ne sont pas moins de cinq Nobel d’économie, accompagnés d’anciens hauts fonctionnaires internationaux, d’anciens présidents ou ministres de pays tels que le Royaume-Uni, la Pologne ou le Guatemala, et des professeurs de prestigieuses universités anglaises et américaines qui soutiennent un rapport de la London School of Economics publié en mai 2014 et intitulé «Mettre fin à la guerre à la drogue». Les auteurs de ce rapport, pour la plupart américains, sont des experts reconnus dans le champ des drogues et des conduites addictives, et tout particulièrement dans l’évaluation des politiques publiques dédiées.

Il a été simple pour les Nobel signataires de prendre la mesure de ce rapport et d’en apprécier la portée puisque ce rapport est clairement construit sur les bases d’une analyse coût/bénéfice chère aux économistes. Froidement, de manière dépassionnée, les auteurs pèsent le pour et le contre de la politique de la guerre aux drogues implémentée ces dernières décennies. Il ne s’agit pas uniquement d’évaluer les effets directs de cette politique, à savoir combien de ressources répressives ont été mobilisées versus combien d’usagers en moins et de trafiquants interpellés. Il convient aussi d’apprécier les effets «secondaires» d’une telle politique, ce que les économistes appellent les externalités.

C’est sous cet angle méthodologique que ce rapport doit être lu. Les différents auteurs pointent alors ce qu’a pu apporter la politique répressive et prohibitionniste et ce qu’elle coûte réellement en tenant compte des effets indésirables.

Le ton est rapidement donné puisque seul Jonathan Caulkins s’aventure sur le terrain des gains de la guerre à la drogue en essayant d’évaluer le nombre de vies humaines sauvées par rapport aux coûts d’une telle politique. Il parvient à montrer que la politique prohibitionniste et répressive n’a finalement pas un si mauvais bilan: en ayant pour effet d’augmenter le prix des drogues illicites, et en fonction de la sensibilité au prix des consommateurs, Jonathan Caulkins aboutit au résultat qu’un certain nombre d’individus n’a pas consommé, ou n’est pas devenu dépendant aux substances utilisées. Ce faisant, entre d’un côté les coûts de la répression et de l’autre les bénéfices provenant des non-consommateurs ou de ceux ayant minimisé leurs dommages sanitaires, la balance pourrait être positive. Bien sûr, Jonathan Caulkins lui-même discute des limites de cette conclusion, d’autres contestent cette comptabilité fondée uniquement sur les coûts et bénéfices directs.

«L’effet ballon»

Peter Reuter montre, par exemple, le gaspillage de ressources induit par des opérations de lutte contre les trafics de drogues. Une fois chassé de son territoire ou de sa route d’importation, un réseau de trafiquants s’implante ailleurs: c’est ce que l’auteur nomme «l’effet ballon». Cette politique n’a finalement que peu d’impact sur le trafic mondial mais coûte doublement: une première fois dans les ressources allouées à chasser le trafic, la seconde dans les dommages que crée le trafic en s’implantant ailleurs. C’est typiquement le cas des nouvelles routes des trafics de cocaïne en Afrique de l’Ouest. à cela s’ajoute indéniablement, comme c’est le cas en Colombie et à Mexico, le déplacement des populations causé par les trafiquants de drogues (Laura Atuesta Becerra). De plus, il faut comptabiliser les phénomènes d’incarcération de masse qui non seulement peuvent coûter en tant que tel (prison, gardien, justice, etc.), mais surtout ne proposent aucune solution sanitaire aux personnes emprisonnées pour usage de stupéfiants, les laissant ainsi dans une spirale les reconduisant, avec une forte probabilité, en prison peu de temps après leur sortie. Ernest Drucker souligne ainsi que le phénomène d’incarcération de masse des usagers a contribué sans nul doute à la forte incidence du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) aux états-Unis, et tout particulièrement chez les minorités ethniques.

Les coûts de la guerre à la drogue peuvent aussi être plus profonds et plus pernicieux que ce que l’on croit, comme nous invite à le remarquer Alejandro Madrazo Lajous. Sur la base de trois études de cas —Etats-Unis, Colombie, Mexique– cet auteur nous fait découvrir combien, sous prétexte de guerre à la drogue, les droits constitutionnels de ces pays ont été au mieux élargis par des systèmes d’exception, au pire bafoués. L’auteur de s’inquiéter du flou entourant certains organes gouvernementaux pouvant rendre selon lui les citoyens plus vulnérables à l’arbitraire et à l’opacité des actions de ces mêmes organes. Finalement, c’est bien le constat d’échec d’une politique publique mise en œuvre au niveau mondial dont il s’agit.

Que faire après ce constat d’échec?

Les auteurs proposent deux pistes à suivre dans le but de minimiser les dommages liés non seulement aux trafics de drogues et à l’usage de drogues mais aussi à la politique répressive contre la drogue.

La première est la prise en charge socio-sanitaire des usagers de substances psychoactives illicites. En minimisant les dommages que les usagers s’infligent à eux-mêmes et potentiellement à la collectivité, cette politique prend sens économiquement (Joanne Csete). L’auteur prouve la supériorité d’une prise en charge socio-sanitaire par rapport à l’emprisonnement.

La seconde est celle actuellement poursuivie par certains états américains: légaliser l’usage récréatif du cannabis. N’oublions pas que le cannabis est la substance illicite la plus consommée dans le monde et, même si les dommages attribuables à cette substance sont bien minces comparés à l’injection d’héroïne, c’est le nombre qui cause le coût. Légaliser l’usage et la vente, encadrer le marché en lui conférant un statut licite, pourrait autoriser des gains sociaux indéniables. Il s’agit cependant de bien s’y prendre et Mark Kleiman et Jeremy Ziskind nous offrent certaines idées de régulation tout en soulignant la nécessité de politiques de prévention et de traitement.

Au final, ce rapport est un plaidoyer pour la mise en œuvre de politiques publiques minimisant les dommages liés à l’existence des drogues fondées sur des preuves scientifiques. C’est aussi un appel à la reconnaissance qu’une politique internationale en matière de drogues illicites n’a pas de sens: prendre en considération les particularismes individuels, régionaux et nationaux permettrait des stratégies de santé publique, de réduction des dommages, de réduction des externalités dues aux trafics, d’amélioration de l’accès aux substituts, de limitation des usages problématiques et, finalement, de respect des droits de l’homme, plus efficaces.

La prochaine session extraordinaire de l’assemblée générale des Nations unies sur les drogues aura lieu en 2016. Gageons que ses participants auront pris connaissance de ce rapport.

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