Nouveaux produits de synthèse — Arrivée des NPS dans l’espace festif en Ile-de-France

Le milieu festif techno est un espace clé en matière de nouvelles tendances de consommation. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les nouveaux produits de synthèse (NPS) qui, en dépit de leur qualification de « nouvelles drogues », y sont consommés depuis plus d’une dizaine d’années. Analyse des différentes étapes de la diffusion de ces produits dans le micro-milieu des fêtes techno franciliennes.

Cet article a été publié dans le Swaps n°72 qui propose un dossier spécial consacré aux « Nouveaux Produits de Synthèse »

Méthodologie

Les données sur lesquelles s’appuie cet article sont issues de deux travaux complémentaires d’observation des tendances de consommation dans l’espace festif francilien. L’un, spécifique à Paris, réalisé dans le cadre du dispositif TREND de l’OFDT, relève de l’observation indirecte (interviews de personnes clés sélectionnées pour la diversité de leurs profils : revendeurs, organisateurs de soirées, musiciens, barmens, « novices », etc.). L’autre a été réalisé dans le cadre de la veille des pratiques à risques de Technoplus, un projet d’observation mis en place en 2007 dont la méthodologie relève de l’observation directe (le recueil de données se fait directement par les volontaires lors des interventions).

Si l’on dresse un historique de la consommation de NPS dans l’espace festif francilien, on aboutit à un schéma de diffusion comprenant plusieurs périodes.

De 2002 à 2009, des consommations anecdotiques

Depuis 2002 environ, d’occasionnelles consommations de NPS étaient observées en espace festif. Il s’agissait surtout de 2C-X (particulièrement du 2C-B ou du 2C-I) généralement consommé par des cercles restreints de consommateurs s’approvisionnant sur Internet et ne revendant que très rarement ces produits hors de leur cercle d’amis déjà initiés.

D’autres NPS pouvaient aussi être consommés, principalement sur la scène techno-trance, mais ces consommations –rares et discrètes– ne posaient pas de problèmes particuliers (aucun incident rapporté).

Du fait de leur rareté, le 2C-B et le 2C-I pouvaient exercer un certain attrait sur des consommateurs désireux de faire de nouvelles expériences, mais les NPS étaient très peu connus et leur image entachée par la crainte d’effets indésirables, des effets à long terme et une représentation couramment ancrée qui veut que des produits non classés stupéfiants soient nécessairement moins forts ou moins intéressants que les stupéfiants.

2009, pénurie de 3,4-méthylènedioxy-N-méthylamphétamine (MDMA) et apparition de la méphédrone

En 2009, la « pénurie » d’un produit phare de l’espace festif techno, la MDMA, liée aux saisies massives d’un précurseur dans un pays asiatique, dure neuf mois et se traduit par une tentative de la part des revendeurs de substituer du métachlorophénylpipérazine (mCPP) à la MDMA, puis disparition totale des ventes de MDMA, les consommateurs semblant ne pas appréciés les effets du mCPP.

Après la crainte d’un effet de report sur le gammabutyrolactone (GBL) [produit d’entretien automobile métabolisé en GHB (acide gammahydrobutyrique), non classé stupéfiant et aux effets appréciés des consommateurs], la surprise avec le timide essor de la méphédrone. Pas encore classée stupéfiant, facilement disponible sur le Net (elle est revendue tantôt sous son nom, tantôt en tant qu’engrais, sel de bain, etc. à des prix largement inférieurs à ceux de la MDMA, environ moitié moins cher), cette molécule aux effets relativement proches de la MDMA apparaît d’abord sur la scène des clubs puis des free-parties et dans l’ensemble du milieu techno. Peu connue, elle est d’abord revendue en tant que « dérivé ou résidu de MDMA », etc. Bien que son niveau de consommation reste largement inférieur aux produits « classiques » (cocaïne, LSD, kétamine, etc.), notons que c’est la première fois qu’un NPS est autant consommé et vendu hors de miniréseaux d’usagers-revendeurs.

2010 : disparition de la méphédrone, augmentation de la médiatisation des research chemicals (RC)

Fin 2009, les laboratoires clandestins resynthétisent de la MDMA. A nouveau disponible, elle supplante instantanément la méphédrone pour reprendre sa place au triumvirat des produits les plus consommés en espace festif techno (cocaïne, LSD, MDMA). En effet, après quelques mois de consommation, les usagers commencent à découvrir les effets non recherchés de la méphédrone : forte compulsion, dépendance, descente particulièrement difficile, etc. Bien qu’elle conserve quelques amateurs, la méphédrone entre donc en régression rapide. Elle n’est d’ailleurs plus disponible hors des réseaux de petits usager-revendeurs.

Alors que les choses semblent rentrer dans l’ordre (en espace festif), sa médiatisation prend une tournure obsessionnelle. En 2010, Technoplus est souvent sollicitée par des journalistes (Arte, iTélé, Direct 8, Rue89, etc.) désireux de réaliser des sujets sur la méphédrone et les « drogues de synthèse ». Cette médiatisation étant disproportionnée et ayant de sérieux effets pervers, le conseil d’administration refuse de donner suite à ces demandes. En juin, la méphédrone est interdite en France.

2011 : le battage médiatique continue

Bien que la méphédrone semble avoir totalement disparue au profit de la MDMA, nous observons une augmentation de la disponibilité du 2C-I. Nous recueillons aussi plusieurs témoignages concernant une nouvelle molécule, la méthoxétamine. Cette dernière, aux effets proches de la kétamine (dont le niveau de consommation a entre temps largement augmenté) est notamment présentée par des revendeurs comme « la remplaçante de la kétamine » ou encore la « kétamine du futur ».

2012 : le nombre d’observations relatives aux NPS augmente largement

Avec notamment la forte diffusion de la consommation de méthoxétamine et la multiplication des arnaques aux 25-X-N-bomes (hallucinogènes proche des 2C-X, souvent vendus pour de la mescaline), on observe aussi des consommations de RC stimulantes et de mélanges de RC.

Les volontaires de Technoplus recueillent un certain nombre de témoignages de personnes ayant des difficultés à gérer des consommations de NPS, etc. Sans tomber dans l’alarmisme, nous devons reconnaître qu’après plusieurs années de frémissements, la consommation et la revente de NPS en espace festif techno sont sorties de l’invisibilité relative où elles étaient confinées jusqu’à présent et Technoplus publie un premier flyer sur les RC.

Cet historique permet de remettre en cause la nouveauté de la consommation des NPS : plutôt qu’une explosion, cette tendance prend la forme d’un accroissement linéaire qui a cependant connu une accélération en 2009. D’ailleurs, à l’exception de la méphédrone, une molécule semble avoir véritablement séduit une part non négligeable de consommateurs : la méthoxétamine. Peut-être s’agit-il d’une exception liée aux effets de cette substance, mais peut-être est-ce surtout la marque d’une certaine inertie dans les représentations et les habitudes de consommation des teufeurs.

Il est fort possible que le principal frein à la diffusion des NPS réside dans les représentations très négatives qui leur sont fréquemment associées. C’est ce que laisse supposer l’exemple des cannabinoïdes de synthèse qui restent peu consommés en dépit d’un rapport prix/dose effective près de 100 fois inférieur à celui du haschich ou de l’herbe pour des effets similaires, mais dont les représentations sont aux antipodes de celles associées au cannabis (produit naturel, consommé depuis longtemps, etc.).

Depuis les études de Becker sur les jazzmen et la marijuana, on sait qu’un changement de comportement précède parfois un changement de représentation et l’hypothèse à formuler ici est que la méphédrone –consommée comme substitut de la MDMA– a agit comme un pied dans la porte, poussant les personnes ayant testé ce produit à faire évoluer leurs représentations vers une meilleure acceptation des NPS. Il est possible que la diffusion de la méthoxétamine en soit une conséquence active puisque sa consommation peut, elle aussi, faire évoluer les représentations des teufeurs. Il en résulterait un effet boule de neige qui pourrait toucher tous les NPS. Il demeure cependant difficile de se prononcer sur sa possible diffusion dans d’autres espaces, mais il est clair que les NPS possèdent des caractéristiques les rendant attractifs pour les consommateurs (faible prix, faible risque judiciaire, accès facile, etc.). « Encore faut-il que ces molécules aient le potentiel pour séduire les consommateurs »1Bachmann C. Smart drugs, Research chemicals and legal highs. Club Health 2012, Biele. Cette remarque, particulièrement vraie en espace festif techno, a moins de sens dans d’autres espaces. On pense notamment aux usagers précaires et désocialisés pour qui le faible prix des NPS pourrait se révéler déterminant. Jusqu’à présent la France semble épargnée par une diffusion vers ces espaces mais l’exemple d’autres pays (notamment la Roumanie)2BIrd M. Meph-lining , injecting drug users in Romania have turned to legal highs with devasting results. Druglink march-april 2013;28,2 incite à conserver une certaine vigilance.

Influence des médias dans la diffusion des NPS, l’exemple de la méphédrone

En ce qui concerne le rôle des médias dans la diffusion de certaines pratiques, l’exemple de la méphédrone au Royaume-Uni est frappant. Dans une interview titrée « How I caused an international drug panic », Mike Power, le premier journaliste a avoir écrit sur cette nouvelle molécule en 2007 –alors qu’elle n’était encore consommée que dans des cercles d’initiés– raconte au journal Mix Mag comment les fonctionnalités de Google ont fait exploser la consommation de méphédrone : « Dès le jour où mon article a été publié dans Drugscope, le Guardian et le Telegraph l’ont repris et ont écrit leurs propres articles à partir de mes conclusions. Mais, les vendeurs d’engrais [appellation courante de la méphédrone sur les sites de vente en ligne] étaient inscrits à Google Adwords, tandis que le Guardian et le Telegraph étaient payés par Google pour utiliser Adsense (logiciel qui récupère des mots-clés à partir de bulletins d’information et les associe avec les mots-clés des annonceurs afin de générer des annonces reliant l’un avec l’autre). Le résultat fût que chaque article qui a résulté de mon histoire était suivi d’annonces commerciales indiquant aux lecteurs où se procurer le fameux engrais !3Power M. How i caused the meow-meow moral panic meltdown. In: Drugs 2.0 – The Web revolution that’s changing how the world gets high’, is out now on Portobello Books

On a alors eu un effet boule de neige : […] En quelques semaines, les laboratoires chinois ont synthétisé des centaines de kilos par mois de méphédrone qu’ils dispatchaient dans le monde entier. Plusieurs sites Web ont surgi du jour au lendemain. En quelques semaines, la panique morale était déclenchée, la méphédrone était sous les feux des projecteurs et sa consommation avait explosé ».

Si l’impact des médias sur les attitudes et les comportements face aux drogues est complexe, multifactoriel et loin d’être uniforme, il existe bel et bien. Lancaster et al.4Lancaster K, Hughes CE, Spicer B et al. Illicit drugs and the media: models of media effects for use in drug policy research. Drug Alcohol Rev 2011;30,4:397-402 distinguent quatre types d’influence médiatique : développer l’intérêt du public pour certaines pratiques ; définir les termes du problème ; façonner indirectement des attitudes individuelles et collectives envers les produits et, enfin, alimenter le débat politique et donc la prise de décision publique. Rien d’anormal à cela, le problème vient plutôt des interactions d’un journal à l’autre, notamment de la règle de non-dépassement par la concurrence.

Cette règle veut que, dès lors qu’un journal traite d’un sujet, les autres se voient obligés de le traiter aussi (ainsi dès le lendemain de la parution de l’article initial de M. Power5Power M. How i caused the meow-meow moral panic meltdown. In: Drugs 2.0 – The Web revolution that’s changing how the world gets high’, is out now on Portobello Books, deux gros tirages ont repris l’information). Combinée à la première catégorie d’influence (développer l’intérêt du public), cette règle est cause des emballements médiatiques qui s’autorenforcent et aboutissent à des paniques morales parfois totalement déconnectées du phénomène réel. Car la saturation médiatique donne l’impression d’un envahissement de la société par un comportement, même s’il est en réalité très rare ou en recul. Les effets pervers de ces incendies médiatiques sont très variés : d’un côté ils peuvent donner des ailes à des entrepreneurs de morale aux méthodes radicales, de l’autre ils peuvent normaliser le comportement qu’ils entendent pourtant dénoncer. Ainsi, beaucoup de consommateurs de NPS de la première heure voient dans le buzz médiatique autour de la méphédrone et des NPS la véritable cause de leur diffusion.

Mais, plutôt que de s’interroger sur l’antériorité de la consommation de masse des NPS ou de leur médiatisation, mieux vaut admettre que les deux phénomènes se renforcent mutuellement : plus un phénomène prend de l’ampleur plus il sera médiatisé et, inversement, plus il sera médiatisé plus il aura de chance de prendre de l’ampleur.

Cependant, si l’on veut analyser l’influence des médias sur l’arrivée des NPS, il faut aussi se pencher sur le contenu des articles traitant le sujet. On observe souvent une amplification des « avantages » des NPS pour dramatiser le propos6La méphédrone, une cocaïne de synthèse en vente libre. L’express, 14 mai 2010.,7www.psychonaut.com/dissociatifs/43932-le-fameux-k-hole-est-dur-atteindre.html. Nul besoin d’être psychologue pour imaginer les effets pervers des messages ambigus qui sont envoyés. Pourtant, alors qu’un magazine à la diffusion aussi limitée et sélective qu’ASUD est systématiquement attaqué, un gros tirage comme L’Express peut titrer : « La méphédrone, nouvelle cocaïne de synthèse en vente libre »8La méphédrone, une cocaïne de synthèse en vente libre. L’express, 14 mai 2010.  sans que quiconque n’y voit d’incitation ou de présentation sous un jour favorable.