Epidémiologie et prévention — Comment rendre plus lisibles les résultats des études de modélisation ?

Les études de modélisation ont pris une importance réelle dans l’articulation des stratégies de prévention du VIH. Pourtant, on reproche souvent à ce type d’exercice d’être très sensible aux hypothèses retenues ou encore à l’architecture choisie par les auteurs pour leur modèle. Cela peut contribuer à susciter un certain scepticisme par rapport à leurs résultats. Différents articles viennent récemment de proposer des façons innovantes de présenter des résultats issus de la modélisation et d’en rendre ainsi les conclusions plus robustes.

La modélisation prend un rôle de plus en plus important en épidémiologie et prévention du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. Exercice complémentaire des études observationnelles ou interventionnelles, elle permet d’explorer des horizons spatiaux et/ou temporels inaccessibles aux méthodes épidémiologiques «classiques». Dans les débats internationaux autour de la stratégie Universal Test and Treat (souvent traduit par Tester et Traiter), ce type d’étude joue un rôle déterminant. C’est par ce biais que sont évalués le potentiel d’une telle stratégie à éradiquer l’épidémie de VIH ainsi que les conditions de son succès.

Des modèles aux prédictions variables

Le modèle généralement présenté comme celui qui a largement lancé les discussions internationales sur Tester et Traiter est celui de Granich et al. (Granich et al., 2009). Publié à la fin de l’année 2008 dans la revue Lancet, ce modèle, assez simple dans sa structure, se proposait d’étudier l’impact d’une stratégie de dépistage annuel de la population adulte accompagnée d’une mise sous traitement antirétroviral (ARV) immédiate des personnes diagnostiquées VIH-positives. Sous l’hypothèse que l’infectiosité des personnes VIH-positifs sous traitement chutait à 1% de sa valeur avant traitement, ce modèle prédisait que la stratégie Tester et Traiter, menée en combinaison avec les stratégies préventives existantes, pouvait éradiquer une épidémie de l’ampleur de celle que connaît l’Afrique du Sud1L’élimination de l’épidémie étant définie pour cette étude à une incidence chutant en dessous d’1 cas pour 1000 Personnes-Années. en moins de 10 ans. Il montrait également que la mobilisation de moyens – certes considérables- pour mener une telle stratégie permettait d’éviter des dépenses encore plus grandes sur le long terme. En d’autres termes, les auteurs estimaient que la stratégie était coût-efficace.

Malgré l’engouement qu’il a généré pour cette stratégie, ce modèle a été souvent critiqué. Lui était entre autres reproché l’optimisme des hypothèses sur lesquelles il reposait en ce qui concernait le taux de succès thérapeutique et de maintien dans les soins. Par la suite, d’autres modèles ont étudié le potentiel préventif de stratégies similaires et sont, à partir d’hypothèses de départ différentes, arrivées à des résultats moins favorables (voir par exemple Bendavid et al., 2010; Wagner et al., 2010), voire même sous certaines conditions à des résultats défavorables en terme de coût-efficacité (Dodd et al., 2010). Ainsi, en moins de deux ans, on a pu voir à peu près autant de conclusions différentes qu’il y a eu de modèles concernant Tester et Traiter, sans réellement pouvoir discerner les causes majeures de ces différences. Les modèles exploraient des horizons de temps variables, reposaient sur des hypothèses plus ou moins optimistes quant à l’efficacité des programmes étudiés, ou différaient dans leurs structures mêmes (prise en compte de l’histoire naturelle de la maladie, de l’hétérogénéité des comportements sexuels dans une même population, etc.).

La comparaison systématique de modèles existant

Afin de tendre à un consensus à partir des différentes modèles disponibles, une initiative originale a été conduite en 2012 par le Consortium de Modélisation du VIH (Eaton et al., 2012). L’idée était de réunir les différents modélisateurs autour d’une même table et de les faire évaluer, chacun avec son modèle respectif, les résultats de différents scénarios d’interventions reposant sur le dépistage du VIH et le traitement ARV. Les modèles, douze au total, ont tous été paramétrés à partir des mêmes données, celles de l’épidémie sud-africaine, et les résultats des différentes projections ont été comparés à l’aide d’indicateurs communs définis a priori. D’un point de vue qualitatif, les douze modèles donnèrent la même réponse : à de hauts niveaux d’accès et d’observance, le traitement ARV peut significativement réduire les nouvelles infections VIH à l’échelle d’une population. Ainsi, pour un scénario où 80% des personnes infectées étaient traitées en moyenne un an après que leur taux de CD4 ait chuté en dessous de 350/mm3 et avec un taux de sortie des soins de 15% à 3 ans, les modèles prévoyaient des diminutions d’incidence allant de 35 à 54% huit ans après l’introduction des ARV, comparativement à un scénario sans traitement. Les résultats étaient néanmoins beaucoup plus variables sur le long terme sur l’ampleur de cette réduction et sur la possibilité d’élimination de l’épidémie de VIH.

> Figure 1 : Les résultats des différents modèles considérés dans l’article de Eaton et al, 2012. (Pourcentage de réduction d’incidence attendue pour 2020 en fonction du niveau de couverture ARV).

Sur une demande de l’OMS, le Consortium a continué ce type de comparaison multi-modèles afin d’évaluer de deux stratégies alternatives laquelle serait la plus coût-efficace. La première stratégie considérée était une augmentation de la couverture ARV au seuil de 350 CD4/mm3 en mettant la priorité sur le dépistage. La seconde consistait en une initiation ARV plus précoce (au seuil de 500 CD4/mm3 voire même un traitement universel) pour toutes les personnes VIH-positives déjà entrées dans les soins avec un statu quo quant aux stratégies de dépistage. En d’autres termes, la question était de savoir si, dans un contexte de ressources limitées, il valait mieux prioriser l’élargissement du dépistage VIH ou du traitement ARV. Le Consortium a présenté ces résultats à la conférence IAS de Kuala Lumpur, en juillet dernier. En se basant sur la comparaison des 12 mêmes modèles, il a montré que l’augmentation du seuil d’éligibilité au traitement ARV était une mesure au ratio coût-efficacité très favorable (Eaton et al., 2013). Cela s’expliquait notamment par le fait que les coûts associés à la prise en charge d’un patient en traitement précoce n’étaient que légèrement plus élevés que ceux associés à un patient en soins pré-traitement. Cette différence était largement compensée par les bénéfices attendus pour une initiation précoce. La stratégie de dépistage VIH élargi était également évaluée coût-efficace, mais comparativement moins que l’élargissement de l’éligibilité au traitement2Il est à noter que le même travail a montré que c’était dans le cas d’un élargissement de l’éligibilité au traitement ARV articulée avec une augmentation du dépistage VIH que l’impact sanitaire était le plus bénéfique. Cependant, cette stratégie impliquait des coûts plus importants et présentait un ratio coût-efficacité comparativement moins favorable (quoi que toujours favorable selon les standards de l’OMS) que la stratégie reposant sur un élargissement de l’éligibilité au traitement ARV seul.. Les mêmes résultats montraient également un ratio coût-efficacité favorable dans le cas d’un traitement ARV universel, sans critère de CD4.

Une complexification progressive des modèles

Un autre exemple d’initiative pour rendre la modélisation plus accessible a été publié en octobre dernier dans la revue PLOS Medicine. Cette étude se proposait d’explorer les effets d’une complexification croissante, étape par étape, d’un modèle existant, afin de mieux comprendre l’impact des choix relatifs à la structure du modèle sur ses prédictions (Hontelez et al., 2013). Toujours à partir des données de l’épidémie sud-africaine, Hontelez et al. ont tout d’abord reproduit à quelques détails près le modèle utilisé par Granich et al., qui supposait une population complètement homogène. Ils ont ensuite rajouté successivement une structure d’âge, puis ont reproduit les différentes étapes de l’infection à VIH (infection aiguë, asymptomatique, symptomatique, stade SIDA) ainsi que les variations qui y sont associées en termes d’infectiosité (transmissibilité du VIH accrue en phase aigüe, par exemple). Dans une étape suivante, ils ont rajouté une hétérogénéité dans les comportements sexuels en divisant la population en plusieurs sous-groupes aux comportements différents ; puis ont pris en compte les derniers résultats concernant l’effet préventif du traitement ARV. L’étude de Granich considérait en effet que le traitement réduisait la transmissibilité de 99%, alors qu’une méta-analyse récente chiffre cette réduction à 91% (Baggaley et al., 2013). Enfin, la dernière étape de complexification consistait à intégrer au modèle la montée en puissance de la couverture ARV que l’Afrique du Sud connaît depuis 2004.

> Figure 2 : Schéma des étapes successives de complexification du modèle dans l’étude de Hontelez et al, 2013

Tous les modèles étudiés reproduisaient assez fidèlement les évolutions de la prévalencenationale du VIH.Leurs prédictions concordaient toutes sur un point : quel que soit le degré de complexité du modèle, la stratégie Tester et Traiter pouvait conduire à l’élimination de l’épidémie3L’élimination de l’épidémie étant définie comme indiqué précédemment.. C’est l’horizon de temps pour y parvenir qui variait grandement : de 7 ans pour le modèle le plus simple (ce qui est cohérent avec le modèle de Granich), à 17 ans environ pour le modèle le plus complet4Cela confirme un résultat bien connu en modélisation: ajouter de l’hétérogénéité dans la population et les réseaux de contact favorise généralement le maintien d’une épidémie.. Les auteurs notaient également que, d’après le modèle le plus complet, celui qui prenait en compte la montée en puissance des ARV durant les dernières années, l’élimination du VIH était également possible pour un seuil d’initiation du traitement ARV à 350CD4/mm3, mais dans ce cas, ce succès intervenait environ 10 ans plus tard que dans le cas de la stratégie Tester et Traiter. Et les auteurs de discuter l’importance de ce résultat dans un contexte où les ressources humaines et financières semblent à l’heure actuelle insuffisantes pour envisager la mise en place de politiques aussi ambitieuses que celle étudié dans l’article.

Des résultats plus lisibles

Les deux méthodes décrites ici, la comparaison multiple et la complexification par étape d’un modèle, contribuent ainsi à rendre plus lisibles les résultats d’études de modélisation et à sortir quelque peu de la vision « boîte noire » que le lecteur ou le décideur peuvent en avoir. Le fait que des modèles très différents concordent dans leurs conclusions permet d’accorder à celles-ci plus de crédibilité et d’appuyer plus solidement des décisions de santé. C’est entre autres sur la base des résultats présentés à Kuala Lumpur par le Consortium de Modélisation du VIH que l’OMS a publié ses nouvelles lignes directrices, recommandant une initiation du traitement ARV au seuil de 500 CD4/mm3 (WHO, 2013). On peut donc penser que ce type de bonnes pratiques en modélisation va continuer à essaimer.

Références

Baggaley, R.F., White, R.G., Hollingsworth, T.D., Boily, M.-C., 2013. Heterosexual HIV-1 Infectiousness and Antiretroviral Use: Systematic Review of Prospective Studies of Discordant Couples. Epidemiol. Camb. Mass 24, 110-121.

Bendavid, E., Brandeau, M.L., Wood, R., Owens, D.K., 2010. Comparative effectiveness of HIV testing and treatment in highly endemic regions. Arch. Intern. Med. 170, 1347-1354.

Dodd, P.J., Garnett, G.P., Hallett, T.B., 2010. Examining the Promise of HIV Elimination by « Test and Treat » in Hyper-Endemic Settings. AIDS Lond. Engl. 24, 729-735.

Eaton, J., Menzies, N., Stover, J., Cambiano, V., Chindelevitch, L., Cori, A., Hallett, T.B., 2013. The epidemiological impact and cost-effectiveness of expanded eligibility for and access to adult antiretroviral therapy in South Africa, Zambia, India and Vietnam: a twelve model analysis. Presented at the 7th IAS Conference on HIV Pathogenesis, Treatment and Prevention, Kuala Lumpur, Malaysia. (Article à paraître, une version disponible ici.)

Eaton, J.W., Johnson, L.F., Salomon, J.A., Bärnighausen, T., Bendavid, E., Bershteyn, A., Bloom, D.E., Cambiano, V., Fraser, C., Hontelez, J.A.C., Humair, S., Klein, D.J., Long, E.F., Phillips, A.N., Pretorius, C., Stover, J., Wenger, E.A., Williams, B.G., Hallett, T.B., 2012. HIV Treatment as Prevention: Systematic Comparison of Mathematical Models of the Potential Impact of Antiretroviral Therapy on HIV Incidence in South Africa. PLoS Med 9, e1001245.

Granich, R.M., Gilks, C.F., Dye, C., De Cock, K.M., Williams, B.G., 2009. Universal voluntary HIV testing with immediate antiretroviral therapy as a strategy for elimination of HIV transmission: a mathematical model. Lancet 373, 48-57.

Hontelez, J.A.C., Lurie, M.N., Bärnighausen, T., Bakker, R., Baltussen, R., Tanser, F., Hallett, T.B., Newell, M.-L., de Vlas, S.J., 2013. Elimination of HIV in South Africa through Expanded Access to Antiretroviral Therapy: A Model Comparison Study. PLoS Med 10, e1001534.

Wagner, B.G., Kahn, J.S., Blower, S., 2010. Should we try to eliminate HIV epidemics by using a « Test and Treat » strategy? AIDS 24, 775-776.

WHO, 2013. Consolidated guidelines on the use of antiretroviral drugs for treating and preventing HIV infection. Recommandations for a Public Health approach. World Health Organisation, Geneva.