Crack — L’arrivée du crack en France, entre fantasmes et réalités

Surnommé le « caillou » ou la « roxanne », le crack résulte de la purification du chlorhydrate de cocaïne au moyen d’éther éthylique, de bicarbonate de soude ou plus généralement d’ammoniaque afin d’obtenir une « cocaïne basée » ou free-base sous forme de cristaux. Destiné à être fumé, ou inhalé au moyen d’une « pipe à crack » ou, de façon plus rudimentaire, dans des cannettes vides de bière ou de coca ou encore à l’aide d’un doseur à pastis, le crack agit en l’espace d’une minute et provoque les mêmes effets que la cocaïne pour seulement 10 à 15 min. Chez les usagers, déjà issus de populations marginalisées, la sensation de flash et la descente sont à la base de comportements violents et d’une puissante dépendance. 

Cet article a été publié dans le Swaps n°70 qui propose un dossier spécial consacré au « Crack »

« Crack : le produit a fait son apparition en France, aux Antilles, vraisemblablement en provenance de la Jamaïque. […] La présence de crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. sous l’appellation de « caillou », a également été constatée en métropole, et plus précisément à Paris, dans les couloirs du métro. Mais il s’agissait d’un produit de mauvaise qualité et disponible en très faibles quantités. Il est évident que des journalistes, en mal de sensationnel, ont donné au phénomène une importance hors de proportion avec sa réalité. Il semble donc que, pour l’instant, « l’arbre cache la forêt » : les saisies spectaculaires de cocaïne1Statistiques de l’OCRTIS. Les saisies de cocaïne atteignent la barre des 250nbsp;kg en 1983, celle des 500 kg en 1987, enfin celle des 1000 kg en 1989. font oublier le mal que représente encore l’héroïne en France »2Les produits stupéfiants. Archives du ministère de l’Intérieur, Archives nationales-Fontainebleau 1989:33. CAC 19970135/19/83. Comme le montre cet extrait d’un fascicule de l’Ecole nationale de police de 1989 destiné à la formation des futurs inspecteurs de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), l’arrivée du crack, redoutée par les uns, relativisée par les autres, n’a guère laissé indifférent.

Aux origines : le chemin des Antilles

Le crack trouve son origine dans les Caraïbes, plus précisément en Jamaïque, produit de la rencontre entre le trafic émergent de cocaïne des régions andines vers les Etats-Unis et le mouvement rastafari. Ce dernier se structure autour d’une pensée religieuse et messianique apparue au début du XXe siècle, se fondant sur une relecture des textes sacrés (la Bible) et promouvant un mode de vie spécifique, dont la consommation de cannabis considérée comme une herbe sacrée (« Il s’élevait de la fumée de ses narines », Psaumes 18: 9 ; « Les feuilles de l’arbre de vie servent à la guérison des Nations », Apocalypse 22: 2). Ces milieux étaient donc traditionnellement la source d’un trafic de marijuana vers les Etats-Unis, pris en charge par des gangs de malfaiteurs appelés « posses », nés dans les ghettos de Kingston dans les années 1970 et essaimant aux Etats-Unis dès 1976 ; trafic scrupuleusement surveillé et combattu par la Drug Enforcement Administration (DEA).

Au même moment, les cartels de la cocaïne de Colombie sont à la recherche de relais dans les Caraïbes : ils se tournent vers des groupes trinidadiens et jamaïcains pour y trouver des intermédiaires, leur apprenant au passage des techniques de purification en vigueur au Pérou ou au Venezuela, permettant d’obtenir de la cocaïne base à partir de la pâte de cocaïne, traditionnellement mâchée ou fumée (en bazuka) dans les régions productrices. Ces techniques seront appliquées ensuite directement à la poudre de cocaïne, donnant ainsi naissance au crack. Une partie des rastas se laisse tenter, trouvant à cette nouvelle pratique son indispensable justification biblique : «  » vainqueur, je donnerai de la manne cachée. Je lui donnerai la pierre blanche et, gravé sur la pierre, un nom nouveau que personne ne connaît, sinon celui qui le reçoit » (Lettre à l’église de Pergame, 2: 17). En 1985, l’approvisionnement en cocaïne des Etats-Unis passe essentiellement par les îles anglophones des Caraïbes et une partie du milieu rasta est bel et bien passée de l’herbe à la « roche », même si certains sont restés fidèles à la consommation exclusive de cannabis, voyant dans le crack un produit diabolique importé de « Babylone ».

De Jamaïque, le crack s’est ensuite répandu dans toute la Caraïbe, facilité par l’absence de tradition d’injection de drogue et aussi par une grande habitude culturelle de la « fumette ». Le Pr Charles-Nicolas, sur la base de ses observations dans les Antilles françaises et en Guyane, périodise le mouvement ainsi : période cannabis de 1964 à 1981, introduction de la cocaïne en 1982, rapidement passage à la consommation de free-base produite avec de l’éther en 1983-1984 puis généralisation du crack à partir de 1984-19853Charles-Nicolas A. Crack et cannabis dans la Caraïbe ; la roche et l’herbe. Paris : L’Harmattan 1997 :26-8. Dans les départements français d’outremer, la toxicomanie au crack a alors renforcé le phénomène de criminalisation des ghettos qui étaient nés en périphérie des villes du fait de l’exode rural dans les années 1970, certains quartiers devenant alors des plaques tournantes du trafic : la Crique à Cayenne, Boissard à Pointe-à-Pitre, ou encore La Mangrove dans l’agglomération de Fort-de-France. Encore aujourd’hui, c’est là que se trouvent les plus fortes zones de consommation du « caillou » qui s’y vend massivement et 3 à 5 fois moins cher qu’à Paris : en 2003, une dose coûte 2 euros en Guyane, 3 à 4 euros en Martinique, contre 10 euros en métropole4Richard D, Senon JL, Valleur M. Crack. Dictionnaire des drogues et des dépendances. Paris : Larousse 2005:171-3.

L’ombre portée de l’épidémie de crack aux Etats-Unis

Toujours par le biais des posses, le crack s’est aussi retrouvé au coeur des consommations de minorités ethniques aux Etats-Unis, afro-américaines et latinos, avec, en leur sein, une forte proportion de caribéens. C’est alors que naît une grande peur sur la question du crack au pays de la « guerre à la drogue ». La consommation de cocaïne est alors en plein essor, mais le crack va noircir davantage le tableau. Il fait son apparition à Los Angeles, San Diego, Houston et Miami en 1981, à New York en 1983 puis se répand largement à l’ensemble du territoire à partir de 1985. Les admissions d’urgence en hôpital pour abus de drogue vont passer sous son effet de 5200 en 1983 à 26000 en 1987 puis à 43744 en 1990, et les overdoses de 666 en 1984 à 1805 en 1987, frappant de plein fouet une jeunesse pauvre et issue des minorités, dans les quartiers frappés par le chômage et l’exclusion.

Sur le plan des pratiques, la cuisine du « crack » s’opère par les vendeurs dans des labos sommaires ou par les usagers eux-mêmes, tandis que les lieux de vente, de la rue, passent progressivement dans des appartements vite surnommés crack houses où l’on consomme également. Mais surtout, les autorités imputent directement à ce nouveau trafic une mutation profonde des gangs de rue qui achètent, grâce aux profits massifs, des armes à feu, multipliant ainsi le nombre de morts lors des rixes entre bandes, dont un tiers de victimes de balles perdues. Sur le seul dernier week-end de janvier 1989, on dénombre 25 tués par balle à Los Angeles, où l’on recense près de 600 gangs pour un total de 65000 membres ; à New York, sur les 2050 homicides commis en 1990, 32% seraient en rapport avec le commerce de la drogue (toutes substances confondues, mais la cocaïne dans ses diverses formes arrive en tête), mais c’est surtout Washington DC (District de Columbia) qui va devenir le symbole de la nouvelle violence urbaine induite par le crack : « L’indignation générale face à la vague de violence liée à la drogue a atteint une intensité sans précédent. Washington connaît actuellement le plus fort taux d’homicides des Etats-Unis »5OIPC, Revue internationale de police criminelle novembre-décembre 1990;427. Entre 1985 et 1992, sur l’ensemble du territoire, environ 4000 morts sont attribués directement à l’activité des posses jamaïcaines dont les plus célèbres sont les Shower posse, Waterhousse posse, Spangler posse, Montego Bay posse…

Les administrations Reagan puis Bush, notamment pour ce dernier par le biais du « Tsar de la drogue », William Bennett, déclarent au crack une guerre sans merci. La frénésie médiatique commence pendant le « Crack Summer » de 1986. Dès lors, les discours catastrophistes vont bon train : les villes seraient en état de siège face aux gangs, les crack-heads seraient des marginaux dépravés menaçant la société et le mythe de la génération perdue des crack-babies, enfants nés de mères toxicomanes et héritant de dommages physiques et psychologiques irréversibles, contribue à créer une véritable « panique morale ». On recenserait plus de 3000 crack-babies nés en 1989 et 10000 enfants intoxiqués seraient bientôt scolarisés. De nombreux travaux ont tenté de déconstruire ces mythes comme parties intégrantes de la révolution conservatrice des Républicains au pouvoir, tentant de détourner l’attention des Américains des problèmes économiques vers des préoccupations morales. Toujours est-il qu’il y a là une bien inquiétante ombre portée venue d’outre-Atlantique.

Les préoccupations des autorités américaines se répandent aux autres pays occidentaux par divers relais. En 1989, Interpol tirait également la sonnette d’alarme et évoquait une véritable révolution des modes de consommation : « L’apparition de la free-base et du crack ont eu un effet néfaste sur la situation de la criminalité liée à la cocaïne, qui a atteint des niveaux autrefois réservés à l’héroïne. […] Aujourd’hui, avec le crack et les bazucos, la cocaïne a non seulement gagné les classes moyennes, mais aussi les enfants et les adolescents »6La cocaïne, drogue de l’année en Europe. OIPC, Revue internationale de police criminelle numéro spécial mai-juin 1989 ; 418. Ou encore, lors de la séance de clôture de la conférence européenne et nord-américaine sur la sécurité des villes et la prévention de la criminalité à Montréal en octobre 1989, le maire de Philadelphie, Wilson Goode, s’écrie devant ses confrères européens : « Ne sous-estimez pas, je vous en prie, la menace que représentent les cartels de la cocaïne, ne sous-estimez pas l’emprise de la cocaïne et du crack sur les utilisateurs ! ». En France, les autorités accueillent la menace avec circonspection et veulent réagir de façon mesurée. Le comité de coordination interministérielle de lutte contre la drogue statue en ces termes en décembre 1989 : « A propos du crack, il est souligné que des informations ont pu jouer un rôle d’incitation, alors même que le problème n’existe pas véritablement. Sa consommation aux Etats-Unis paraît clairement liée à la paupérisation des grandes villes et de leurs banlieues. En tout état de cause, il serait irréaliste de réglementer le commerce du bicarbonate de soude ou de l’ammoniaque, qui entrent dans la composition de cette drogue »7Sources des citations : brochure de la conférence, séance de clôture de la conférence, 13/10/1989 ; relevé de décision du comité, 5/12/1989, Archives nationales, ministère de la Justice, CAC 19950397/25.

L’arrivée du « caillou » à Paris

Toutefois, la consommation de crack a bel et bien commencé en France à ce moment-là. La première affaire de crack référencée par l’OCRTIS date de 1986. Mais, après une consommation sporadique, c’est en 1989 que le phénomène se précise. En 1991, l’Office a recensé 51 interpellations d’usagers de crack dans 4 départements, dont Paris et la Martinique. En 1992, le nombre est passé à 140, sur 8 départements desquels se distingue la Seine-Saint-Denis. En 1993, le crack est identifié dans 14 départements et 226 usagers sont connus de la police rien qu’à Paris. La partie immergée de l’iceberg est forcément plus importante (sans doute un millier de personnes en 1993 à Paris), et une sous-évaluation du phénomène peut être aussi liée au fait que le crack a pu être comptabilisé au départ en tant que cocaïne. Sa diffusion n’est pas sans lien avec le développement du trafic de cocaïne, même si les usagers diffèrent. Les données statistiques du ministère des Affaires sociales (SESI) font état d’un doublement de ses consommateurs (57,69%) entre 1991 et 1992 dans les centres spécialisés, pointant le rôle du crack sans toutefois, là encore, distinguer statistiquement les deux substances.

Sur le plan des « scènes », les enquêtes ethnographiques de Rodolphe Ingold et de Mohamed Toussirt8Ingold R, Toussirt M. Approche ethnographique de la consommation de cocaïne à Paris. Paris : IREP 1992. La consommation du crack à Paris en 1993. Données épidémiologiques et ethnographiques. Annales médico-psychologique 1994;152 :400-6, au sein de l’Institut de recherches en épidémiologie de la pharmacodépendance (IREP), sur la consommation de cocaïne à Paris, identifient en 1992-1993 les premiers foyers de trafic d’importance dans quelques stations de la ligne 9 du métro, entre Strasbourg-Saint-Denis et Nation. Plusieurs squats à la durée de vie plus ou moins éphémères, dans les XVIIIe et XIXe arrondissements, se distinguent également comme lieu de vente de crack, attirant une population de toxicomanes marginalisés et de prostituées. La première crack house de Paris, en 1989, se situe ainsi dans un hangar de la rue de Tanger, fréquentée principalement par des travestis et des prostituées. Mais les fumeries n’ont pas bonne réputation, y compris auprès de certains usagers, car on s’y ferait aisément dépouiller. En 1992, la police ferme, rue Myrha, l’une de ces fumeries dans un appartement squatté auquel on accédait après être passé devant un « gardien » à l’entrée de l’immeuble9Combesque MA. Le crack se répand à Paris. Interdépendances mai 1994;116:5-6.

Mais une vente de rue se développe également, qui gravite autour de la place Stalingrad. Cette dernière est célèbre pour le développement d’un site coincé entre la Rotonde et le canal de l’Ourcq, fonctionnant surtout la nuit mais attirant, dès 1992-1993, des centaines d’usagers venus se ravitailler ou consommer sur place. D’autres sites secondaires se développent également : place de la Nation, Strasbourg-Saint-Denis, Pigalle… A l’origine, son importation et ses techniques de « cuisine » sont clairement le fait des Antillais, le produit est même vendu 100 francs le caillou, sous le terme de « crack antillais » pour le distinguer artificiellement du « crack américain », à la réputation sulfureuse. Cette fausse distinction a pu d’ailleurs favoriser l’introduction du produit. Les Antillais sont pris pour cible dans la presse et même Georgina Dufoix, à la tête de la Délégation générale à la lutte contre la drogue et la toxicomanie (DGLDT), ira jusqu’à dire publiquement que « ce sont surtout des Antillais qui sont impliqués dans le commerce et l’usage de crack »10Charles-Nicolas A. op.cit., propos relatés dans le chapitre 1.

Les données recueillies par Ingold et Toussirt témoignent ainsi d’un phénomène bien installé dans la capitale et préoccupant. D’abord par son caractère compulsif : le cracker peut consommer à lui seul 3000 à 5000 francs de crack en une seule nuit, soit l’équivalent de plusieurs grammes de cocaïne. De ce fait, le besoin de ressources financières se traduit par un développement de la délinquance ou du travail sexuel, le prix d’une passe équivaut à celui d’un caillou.

Enfin, bien que le produit n’ait pas les mêmes effets, le crack semble s’intégrer dans les circuits de l’héroïne, déjà hautement précarisés : pour les prostituées, le recours aux opiacés ou tranquillisants permet de maîtriser l’état de surexcitation ou de manque induit par le crack pour aller travailler, sans être pour autant d’anciennes consommatrices d’héroïne ; pour d’autres, il s’agit simplement de « gérer la descente » après une nuit entière passée à fumer le crack.

Un autre observatoire est celui fourni par la Boutique, structure de prévention de rue de l’association Charonne inaugurée en juin 1993 dans le XVIIIe arrondissement. La moitié des toxicomanes accueillis, issus du quartier La Chapelle-Marx-Dormoy, sont des crackers (53% des 450 toxicomanes reçus les six premiers mois), principalement des Antillais et des Africains, dont une majorité d’hommes et essentiellement des prostituées en ce qui concerne les femmes, pour beaucoup d’anciens héroïnomanes mais aussi parfois primoconsommateurs de crack très jeunes, de 18 ans, voire moins. L’état d’amaigrissement, d’épuisement et de confusion des crackers est souvent extrême, les personnels associatifs notent qu’il n’est pas exceptionnel de rencontrer des sujets n’ayant pas dormi au cours des trois ou quatre journées précédentes. Beaucoup sont séropositifs, la contamination s’est faite généralement par l’injection d’héroïne (cependant certains s’injectent aussi le crack après adjonction d’acide citrique pour le rendre soluble), et nombreux sont sans domicile fixe. La vie sociale du quartier a, quant à elle, été profondément transformée par la consommation et le trafic, avec le développement du racket et d’arnaques, souvent à l’origine de rixes de rue très violentes.

Le crack ne sera pas le nouveau fléau social des années 1990

Dans un premier temps, la presse diffuse les constats alarmistes des études Ingold-Toussirt, tel Le Monde en avril 1994, reprenant les termes mêmes des chercheurs : « Il serait audacieux d’imaginer que le phénomène puisse rester confiné aux portes du XIXe arrondissement »… Ce même quotidien avait, pendant l’année 1989, publié sur les ravages du crack à New York, et ému son lectorat avec la description d’un « bébé crack » de 640 grammes à la naissance, maintenu en vie dans sa couveuse, né d’une mère toxicomane de 13 ans, issue des quartiers pauvres de Washington11Le Monde, 22/03/1989 ; 07/09/1989 ; 03/10/1989 (3 articles différents ce jour-là sur les ravages du crack aux États-Unis).

Pendant ce temps, les riverains de la place Stalingrad s’indignent de la revente de rue et de la consommation près de la Rotonde et dans les rues adjacentes, ou de ces curieuses lumières nocturnes aperçues depuis le boulevard de la Villette qui proviennent des briquets des fumeurs de crack. En octobre 1994, ils organisent une grande manifestation contre la drogue, fortement médiatisée. En face, les porte-parole de l’association « Limitez la casse », qui militent pour la réduction des risques et une solution non répressive, se font copieusement hués. Les interventions régulières de la police et de la brigade anti-criminalité (BAC), et la décision de la mairie d’installer des forains à proximité, contribueront à l’élimination progressive de la scène ouverte de Stalingrad. Mais les crackers ne feront que se replier vers le secteur de La Chapelle… pour revenir quelques années plus tard, provoquant un regain d’ardeur des riverains et un affrontement, à nouveau très médiatisé, autour de Stalingrad en 2001-2002.

Face au puissant Collectif anti-crack (CAC), qui canalise le mécontentement de nombreux habitants du quartier, avec ses « tournées de pères de famille » et ses conférences de presse, le maire du XIXe arrondissement, Roger Madec, mettra en place un « panel citoyen » pour réfléchir aux façons de mieux vivre dans le secteur, dans un compromis entre la répression, la prévention et les soins. La tension est retombée de plusieurs crans, ainsi que l’attention médiatique, mais de nombreux problèmes demeurent12Doubre O. La scène du crack. Vacarme 2003;24.

Entre-temps, le phénomène du crack s’est banalisé, mais sans jamais prendre les proportions d’outre-Atlantique. Certes, le trafic est allé crescendo depuis le début des années 1990, comme le montrent les statistiques : 59 trafiquants pour 1948 g saisis en 1992, 60 pour 5212 g en 1993, 116 pour 10235 g en 199413Boekhout van Solinge T. L’héroïne, la cocaïne et le crack en France. Amsterdam : CEDRO: 197-206. Mais il semble être resté une affaire de « minorités ethniques : des Antillais, le commerce du crack s’est étendu aux populations d’Afrique subsaharienne et du Maghreb, jusqu’à représenter au niveau des usagers, en 2002, 39% de la population accueillie à la Boutique14Touzirt M. La toxicomanie chez les populations migrantes: cas des consommateurs de crack. Toxibase 2004 ; 13. Déjà des interpellations dans des squats en 1991 mettaient en cause des dealers sénégalais ou béninois cuisinant la cocaïne. De plus en plus, on s’adresse au moudou, surnom des dealers africains, pour obtenir sa galette ou ses cailloux. De même, le commerce est resté géographiquement cantonné au foyer originel des Antilles-Guyane, aux quartiers nord-est de Paris ainsi qu’à la région parisienne interpellées en 2002 en sont originaires. Le phénomène ne s’est réellement étendu qu’en banlieue nord où la ville de Saint-Denis, notamment le quartier de la gare, s’est lentement imposée comme une véritable plaque-tournante du crack en Ile-de-France. Au point qu’en 2009, excédés par l’activité nocturne des trafiquants, par les allers-retours de près de 300 clients réguliers et par les agressions perpétrées sur les commerçants, les riverains y attireront eux aussi l’attention des médias. Mais, comme à Stalingrad, les opérations policières déclenchées ne feront que déplacer ailleurs les crackers15Le Monde, 19/09/2009.

Cependant, hormis ces affaires ponctuelles, en raison de la circonscription sociale et géographique du phénomène, et de l’absence d’une guerre des gangs de grande intensité sur le modèle des posses jamaïcaines, il n’y aura pas eu en France d’effet de « panique morale » comme aux Etats-Unis. Toutefois, des scènes émergentes en province, comme à Metz, et une extension des consommations au milieu festif, ont été récemment pointées dans des enquêtes de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), ce qui laisse à penser que le chapitre est loin d’être clos16OFDT. Phénomènes émergents liés aux drogues en 2009 ; tendances récentes sur le site de Metz. 2010.