Dépendance — Produits de substitution pour la cocaïne : mythe ou réalité ?

Selon les hypothèses de l’étude ANRS-Stimago, le méthylphénidate permettrait d’obtenir une diminution de la consommation de cocaïne et du craving chez des personnes dépendantes à la cocaïne ou au crack, tout en observant une bonne tolérance au médicament, mais aussi une réduction des pratiques à risque liées à la transmission du VHC et une amélioration de la prise en charge des comorbidités psychiatriques. Il permettrait aussi une amélioration de la qualité de vie des patients, une diminution de la criminalité et une amélioration de l’insertion sociale. Ce projet est une étude préliminaire à un essai clinique multicentrique qui nous permettra de répondre à toutes ces questions de recherche.

Cet article a été publié dans le Swaps n°69. Il rend compte du premier colloque commun Cnam/AIDES/vih.org organisé le 29 novembre 2012 au Conservatoire National des Arts et Métiers.à Paris.

Objectifs de l’étude

L’objectif principal est d’évaluer la dose efficace de méthylphénidate (MPH) permettant une réduction de la consommation hebdomadaire de cocaïne. Pour cela, la différence de quantité de cocaïne consommée par semaine sera étudiée entre M0 et M3 ajustée à la dose de MPH prescrite et aux concentrations plasmatiques de MPH.

L’un des objectifs secondaires importants sera la mesure de la toxicité potentielle du traitement afin de mieux préparer l’essai clinique randomisé. Ces résultats permettront de valider l’efficacité thérapeutique du MPH dans la prise en charge de ladépendance à la cocaïne. 

Lien entre consommation de stimulants et VHC

La France a connu une diffusion croissante de la cocaïne au cours des années 1990, parmi les 18-44 ans, le pourcentage des personnes ayant déclaré l’avoir expérimentée est passé de 1,2 % en 1992 à 3,8 % en 20051OFDT. Drogues, Chiffres clés. Données CNAMTS-exploitation OFDT 2009; 2e édition, www.ofdt.fr/BDD/publications/docs/dce09.pdf. Aujourd’hui, la prévalence du virus de l’hépatite C (VHC), malgré l’accès aux traitements de substitution aux opiacés (TSO), n’a pas connu de décroissance marquée chez les usagers de drogues (UD)2Emmanuelli J, Desenclos JC. Harm reduction interventions, behaviours and associated health outcomes in France,  1996-2003. Addiction 2005;100:1690-700. La littérature montre qu’il existe un lien étroit entre la transmission du VHC et la consommation de stimulants, tout particulièrement de la cocaïne et du crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant.

La littérature internationale décrit aussi ces phénomènes émergents autour de la consommation de stimulants comme la cocaïne, le crack et les amphétamines3Buchanan D, Tooze JA, Shaw S et al. Demographic, HIV risk behavior, and health status characteristics of « crack » cocaine injectors compared to other injection drug users in three New England cities. Drug Alcohol Depend 2006;81:221-9,4Wilkins L, Bissell P, Meier PS. Risky injecting practices associated with snowballing: a qualitative study. Drug Alcohol Rev 2010;29:256-62. Par leurs propriétés psychostimulantes et leur durée d’action courte dans l’organisme, ces substances conduisent à multiplier les pratiques à risque, notamment en termes de transmission du VHC, liées à une fréquence de consommation plus élevée qu’avec les opiacés5Macias J, Palacios RB, Claro E et al. High prevalence of hepatitis C virus infection among noninjecting drug users: association with sharing the inhalation implements of crack. Liver Int 2008;28:781-6,6Fuller CM, Ompad DC, Galea S et al. Hepatitis C incidence: a comparison between injection and noninjection drug users in New York City. J Urban Health 2004;81:20-4. Une étude estime que 5% des consommateurs de cocaïne deviennent dépendants7O’Brien MS, Anthony JC. Risk of becoming cocaine dependent: epidemiological estimates for the United States, 2000-2001. Neuropsychopharmacology 2005;30:1006-18. Mais, à la différence des opiacés, il n’existe aucun traitement de substitution efficace, même si les dérivés amphétaminiques à longue durée d’action sembleraient avoir des effets positifs sur les UD dépendants à la cocaïne8Mariani JJ, Levin FR. Psychostimulant treatment of cocaine dependence. Psychiatr Clin North Am 2012;35:425-39. De plus, certaines populations comme les femmes et les personnes en situation précaire apparaissent plus vulnérables. Enfin, en plus de la multiplication des pratiques à risque, l’usage de cocaïne est reconnue pour entraver l’efficacité de la prise en charge chez les personnes traitées pour leur dépendance aux opiacés9Williamson S, Gossop M, Powis B et al. Adverse effects of stimulant drugs in a community sample of drug users. Drug Alcohol Depend 1997;44:87-94 et est associée à un haut niveau de criminalité.

Absence de traitement pharmacologique pour la dépendance à la cocaïne

Le traitement de référence est actuellement la thérapie cognitivo-comportementale (TCC) dont l’efficacité est insuffisante10Dutra L, Stathopoulou G, Basden SL et al. A meta-analytic review of psychosocial interventions for substance use disorders. Am J Psychiatry 2008;165:179-87. Selon plusieurs études, les non-répondants à ce traitement seraient caractérisés par un déficit en neurotransmetteurs impliqués dans les processus neurobiologiques des addictions, notamment la dopamine11Martinez D, Greene K, Broft A et al. Lower level of endogenous dopamine in patients with cocaine dependence : findings from PET imaging of D(2)/D(3) receptors following acute dopamine depletion. Am J Psychiatry 2009;166:1170-7. Piazza et al. ont montré que 20% des rats exposés pendant une période donnée à la cocaïne deviennent dépendants, c’est-à-dire qu’ils s’auto-administrent la cocaïne de manière croissante et élevée, et ce malgré des mesures coercitives12Kasanetz F, Deroche-Gamonet V, Berson N et al. Transition to addiction is associated with a persistent impairment in synaptic plasticity. Science 2010;328:1709-12. L’équipe de la Columbia a montré que parmi des individus dépendants à la cocaïne, en plus du déficit dopaminergique, les non-répondants à la TCC avaient une histoire de consommation de cocaïne beaucoup plus longue que les répondants13Martinez D, Carpenter KM, Liu F et al. Imaging dopamine transmission in cocaine dependence: link between neurochemistry and response to treatment. Am J Psychiatry 2011;168:634-41.

Peut-être une réponse pour traiter la dépendance à la cocaïne : les psychostimulants

Les premières études réalisées chez le singe ont montré que l’administration prolongée de d-amphétamine permettait de réduire la tolérance à la cocaïne14Czoty PW, Gould RW, Martelle JL, Nader MA. Prolonged attenuation of the reinforcing strength of cocaine by chronic d-amphetamine in rhesus monkeys. Neuropsychopharmacology 2011;36:539-47. D’autres études réalisées sur l’homme ont mis en évidence la capacité des dérivés amphétaminiques à diminuer la prise de cocaïne chez des UD15Mooney ME, Herin DV, Schmitz JM et al. Effects of oral methamphetamine on cocaine use: a randomized, double-blind, placebocontrolled trial. Drug Alcohol Depend 2009;101:34-41,16Greenwald MK, Lundahl LH, Steinmiller CL. Sustained release d-amphetamine reduces cocaine but not “speedball”-seeking in buprenorphine-maintained volunteers :  a test of dual-agonist pharmacotherapy for cocaine/heroin polydrug abusers. Neuropsychopharmacology 2010;35:2624-37. Une récente méta-analyse suggère que la recherche sur les traitements tels que le MPH ou les analogues amphétaminiques pour la dépendance à la cocaïne pourrait permettre d’identifier des molécules thérapeutiques efficaces17Rush CR, Stoops WW. Agonist replacement therapy for cocaine dependence : a translational review. Future Med Chem 2012;4:245-65. La mise en place d’essais cliniques plus larges, randomisés versus placeboPlacebo Substance inerte, sans activité pharmacologique, ayant la même apparence que le produit auquel on souhaite le comparer. (NDR rien à voir avec le groupe de rock alternatif formé en 1994 à Londres par Brian Molko et Stefan Olsdal.) incluant des populations plus homogènes, est nécessaire18Karila L, Reynaud M, Aubin HJ et al. Pharmacological Treatments for Cocaine Dependence: Is there Something New ? Curr Pharm Des 2011;17:1359-68. Dans une récente étude, le MPH a montré une de ses propriétés particulières liée à son profil mixte d’inhibiteur de la recapture de la dopamine à faible dose et libérateur de dopamine à forte dose19Ferris MJ, Calipari ES, Mateo Y et al. Cocaine self-administration produces pharmacodynamic tolerance : differential effects on the potency of dopamine transporter blockers, releasers, and methylphenidate. Neuropsychopharmacology 2012;37:1708-16.

Les scientifiques américains20Mariani JJ, Levin FR. Psychostimulant treatment of cocaine dependence. Psychiatr Clin North Am 2012;35:425-39 semblent avoir des difficultés à valoriser les résultats en faveur de ces psychostimulants malgré une étude toute récente montrant l’efficacité d’une combinaison thérapeutique à base de d-amphétamine21Mariani JJ, Pavlicova M, Bisaga A et al. Extended-release mixed amphetamine salts and topiramate for cocaine dependence : a randomized controlled trial. Biol Psychiatry 2012 Dec 1;72(11):950-6.

Méthodologie

En France, le MPH (Ritaline®, Concerta®, Quasym®) est actuellement utilisé pour traiter les déficits de l’attention avec hyperactivité chez l’enfant de plus de 6 ans ainsi que les troubles déficitaires de l’attention avec ou sans hyperactivité chez l’adulte.

Le Concerta®, choisi pour sa formulation dite « à libération prolongée » (voir figure), permet une prise quotidienne unique (le matin) et est beaucoup moins à risque de détournement (effet immédiat moins puissant). Afin d’ajuster tous les paramètres pharmacocinétiques et pharmacodynamiques et de toxicité, un seul service d’addictologie de l’hôpital Sainte-Marguerite de Marseille, qui prescrit déjà du MPH et qui possède une large expérience des dosages plasmatiques des médicaments, a été choisi pour tester la prise en charge standardisée avec du MPH pendant 1 an sur environ une vingtaine de patients. L’existence de cette étude sera communiquée aux différents centres de soins et de prévention (Caarud, Csapa, associations AIDES, ASUD, etc.) afin d’informer les personnes éligibles de la possibilité de participer à ce protocole de recherche.

Le suivi se fera pendant 3 mois et l’inclusion sera de 6 mois. La durée de l’étude sera donc de 9 mois avec 3 mois supplémentaires pour les analyses préliminaires.


Figure. Concentrations plasmatiques moyennes de méthylphénidate
chez 36 adultes à jeun, après la prise d’une dose unique de 18 mg de Concerta®
et de 5 mg de chlorhydrate de méthylphénidate à libération immédiate
à intervalles de 4 heures

Critères

Les critères seront d’évaluer les changements de consommation hebdomadaire de cocaïne entre 0 et 3 mois, la toxicité pharmacologique et perçue, puis la mesure de l’abstinence vis-à-vis de la cocaïne, les effets subjectifs du traitement, le craving, les pratiques à risque VHC, les comorbidités psychiatriques, les actes de délinquance, la qualité de vie, la réinsertion sociale, l’accès aux soins, etc.

Recueil des données

Des questionnaires téléphoniques socio-comportementaux permettront de recueillir des données sociodémographiques et sur le parcours de consommation de drogues des participants. Ces questionnaires renseigneront également sur leur consommation actuelle de drogues, sur leur score de craving, sur leurs pratiques à risque ainsi que sur d’autres dimensions psychosociales telles que les troubles psychiatriques, les symptômes dépressifs, les symptômes anxieux, la recherche de sensations, le réseau social, la qualité de vie (SF-12) et les actes de délinquance.

Médicament utilisé

Le Concerta®, ici hors-AMM, ne pourra pas être pris en charge par la Sécurité sociale. Les dosages plasmatiques réalisés sur chaque patient, ne faisant pas partie de la pratique clinique courante, seront pris en charge par la recherche.

Différentes collaborations

Cette entreprise se fera en étroite collaboration entre l’unité U912 et le centre de recherche en neuropsychiatrie de l’université Columbia, dont l’expérience dans les modèles humains de la recherche sur les dépendances nous apportera les outils théoriques nécessaires à l’élaboration de cet essai. Les Prs Comer et Levin évaluent actuellement dans une phase pilote l’efficacité de différentes molécules sur la dépendance à la cocaïne dont la d-amphétamine (Vyvanse®).

De plus, le service de psychiatrie des Prs Lançon et Simon de l’hôpital Sainte-Marguerite à Marseille, en collaboration avec l’un de ses praticiens hospitaliers, le Dr Imbert, permettra de faire les choix méthodologiques, cliniques et pharmacologiques appropriés au contexte français pour assurer la faisabilité et la validité de l’essai. 

L’originalité du projet à plus long terme sera de mieux coordonner la recherche socio-comportementale et la pratique clinique afin de réaliser des essais cliniques randomisés pertinents pour la santé publique. L’idée est de fonder la conception d’un essai clinique randomisé sur une étude pilote courte préliminaire à l’essai de type observationnelle ou interventionnelle puis de prolonger l’essai clinique randomisé par une phase post-essai de suivi des participants qui semble importante afin d’adapter le modèle de prise en charge au contexte environnemental des UD.

Résultats attendus

Nous espérons que le MPH réduira la consommation de cocaïne chez des personnes dépendantes avec une bonne tolérance au médicament et une bonne rétention. Les résultats des analyses pharmacocinétiques et pharmacodynamiques permettront d’établir la dose efficace et une surveillance adaptée lors de l’essai clinique à venir.

 A plus long terme, après la phase pilote, l’essai clinique randomisé validera l’efficacité du MPH dans la prise en charge de la dépendance à la cocaïne. Si ce médicament se révèle efficace, cet essai permettra la mise à disposition d’un traitement pharmacologique pour une affection qui n’a pas de réponse médicamenteuse et dont la prévalence et les conséquences négatives représentent un vrai problème de santé publique.