Monde — Les politiques de réduction des risques depuis l’appel de Vienne

Quelques experts scientifiques, cosignataires de l’appel de Vienne en juillet 2010, se sont retrouvés pour évoquer les éventuels changements des politiques afin de promouvoir l’accès aux traitements. Selon Michel Kazatchkine, envoyé spécial des Nations unies pour le VIH/sida en Europe orientale et en Asie centrale, quelques progrès sont à noter, ils restent très insuffisants et justifient une mobilisation de tous les acteurs pour peser sur les choix politiques.

Cet article a été publié dans le Swaps n°69. Il rend compte du premier colloque commun Cnam/AIDES/vih.org organisé le 29 novembre 2012 au Conservatoire National des Arts et Métiers.à Paris.

Le point de départ est la XVIIIe conférence internationale sur le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. qui a eu lieu à Vienne en juillet 2010. Des chercheurs internationaux, dirigés par le Canadien Evan Wood, ont appelé à signer une déclaration en faveur d’une politique de prévention de la transmission du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. chez les usagers de drogues, appel pressent et urgent pour que les usagers de drogues accèdent au traitement antirétroviral et pour la fermeture progressive et définitive des centres de détention arbitraire, en particulier en Asie, où les usagers de drogues sont conduits après leur arrestation.

Cet appel a été publié dans le Lancet en juillet 20101Wood E, Werb D, Kazatchkine M et al. Vienna Declaration: a call for evidence-based drug policies. Lancet 2010 Jul 31;376(9738):310-2 et parmi ceux qui avaient cosigné, nous nous sommes retrouvés il y a quelques mois, sous la houlette des chercheurs de Melbourne, pour faire le point à 2 ans de ce qui s’est passé entre l’appel de Vienne et Washington.

Sur le plan épidémiologique, quelques données indiqueraient que la prévalence du VIH chez les usagers de drogues serait en diminution dans les 6 pays monitorés depuis l’appel de Vienne : Chine, Malaisie, Vietnam, Russie, Ukraine, États-Unis, sauf peut-être en Malaisie. Le problème est double : les données sont très pauvres et des changements de méthodologie sont survenus dans l’acquisition de ces données entre 2009 et 2011.

’ai proposé à l’ONUDC et à son directeur exécutif, M. Fedotov, de créer un groupe des Nations unies pour recueillir des données solides. Avec la dissolution du groupe de référence et depuis que l’ONUDC a dit qu’elle ferait l’inventaire de toutes ces données, il ne s’est pas passé grand chose. La pauvreté des données et le changement de méthodologie entre 2009 et 2012 font qu’il est très difficile de tirer des conclusions.

L’accès aux traitements en Chine, Malaisie, Vietnam, Russie, Ukraine et Etats-Unis

On a un peu plus de données sur la couverture des traitements dont les tendances sont les suivantes :

En Chine, on a vu très clairement une explosion positive du nombre de centres qui permettent l’accès au traitement substitutif, en particulier la méthadone (+ 30% en 2 ans). On a vu un accroissement relatif de la couverture en antirétroviraux des usagers de drogues infectés par le VIH, même s’il reste encore très bas, inférieur à 5%.

En Malaisie également, on a constaté un accroissement des traitements substitutifs, et il se passe des choses intéressantes dans ce pays, on assiste à une véritable conversion. En effet, c’est le ministère de l’Intérieur, lui-même, qui a changé une partie de ses centres en centres de soins. Le nombre de patients sous traitement antirétroviral a augmenté également en Malaisie, mais la couverture est, là aussi, très basse (moins de 5%). Il ne faut pas oublier que c’est le pays où les lois sont parmi les plus répressives en matière d’usage et de trafic de drogues (peine de mort).

Au Vietnam, les traitements de substitution et les antirétroviraux sont en augmentation.

En fédération de Russie, les indicateurs sont tous à la baisse, les programmes d’échange de seringues s’effondrent avec l’arrêt des financements du Fonds mondial, on passe de 133000 personnes qui en bénéficiaient à 49000 en deux ans. En Russie, le traitement substitutif est illégal, donc il n’y en a pas. Et enfin, la couverture en antirétroviraux est inférieure à 1%. On est dans le plus mauvais cas de figure.

En Ukraine, la tendance est dans l’ensemble très positive, avec des progrès importants, en particulier dans les programmes d’échange de seringues. En matière de traitements substitutifs, il y a des hauts et des bas.

Aux Etats-Unis, l’événement important de ces deux ans, surprenant et particulièrement scandaleux, est la réinstitution par le congrès et le président Obama de l’interdiction de financement des programmes d’échange de seringues par l’Etat américain, que ce soit en interne ou dans les programmes internationaux.

Des progrès sur les centres de détention en Chine et au Vietnam ont été constatés, on passe de 300000 à 200000 personnes internées en Chine dans cette période, et de 60000 à 35000 au Vietnam.

Aux Etats-Unis, dans les prisons fédérales, un nombre important de personnes sont en détention pour des questions de drogue : 54% des personnes emprisonnées le sont pour des infractions liées aux drogues (drug-related offenses) ; dans les prisons des Etats, c’est de l’ordre de 30%.

Un paysage chargé de nuages et plutôt gris

On constate donc quelques progrès dans la couverture des traitements, mais aussi dans le choix des politiques publiques, en particulier en Malaisie. Le fait qu’en Chine et au Vietnam les traitements substitutifs soient en progression est particulièrement intéressant, c’est un exemple qui, un jour, inspirera peut-être la Russie dans le cadre du groupe de Shanghai.

Pour le traitement antirétroviral, on reste dans une crise importante de quasi absence d’accès au traitement pour les usagers de drogues atteints par le VIH. Dans ce contexte international, on a de plus en plus de données concernant l’Afrique. Au Sénégal, la prévalence du VIH chez les personnes usagères de drogues se situe aux alentours de 10%, au Nigéria et au Kenya, elle est entre 15 et 40% selon les études. Les financements du Fonds mondial, auparavant premier financeur de la réduction des risques dans le monde en développement (400 millions de dollars ont été versés dans les 6 dernières années), sont en baisse, le Fonds dispose de moins de crédits et son conseil d’administration a aussi fait des choix de réorientation stratégique.

Tout cela survient dans un paysage des Nations unies relativement neutre où l’on entend des langages discordants entre, d’une part, les agences de santé (OMS, ONUSIDA), qui tiennent des langages parfois timides mais favorables à la réduction des risques et, d’autre part, l’ONUDC de Vienne qui tient souvent des propos qui vont à l’encontre des agences de santé. Un paysage chargé de nuages et plutôt gris.

Le chemin politique : meilleur moyen pour convaincre

Un article2MacArthur GJ, Minozzi S, Martin N et al. Opiate substitution treatment and HIV transmission in people who inject drugs: systematic review and meta-analysis. BMJ 2012 Oct 3;345:e5945 paru dans le British Medical Journal sous forme de méta-analyse montre l’efficacité de la méthadone à réduire les comportements à risque des usagers de drogues, en particulier en matière de transmission du VIH. Dans cette étude, les programmes de substitution diminuent de 54% le risque de transmission du VIH et c’est une donnée très importante. Mais qu’on ne s’y trompe pas, « l’évidence » scientifique ne suffit pas, c’est le chemin politique qui est le meilleur moyen pour convaincre.

Ces dernières années, des organisations non gouvernementales (ONG) nationales, régionales, voire internationales se sont exprimées de plus en plus sur ces sujets, même là où, auparavant, elles n’existaient pas ou ne le faisaient pas, comme en Afrique de l’Est ou australe, en faveur d’un plaidoyer international pour un changement de politique en matière de réduction des risques.

Deux organes ont du poids en la matière :

– l’ONUSIDA, avec sa commission mondiale sur le VIH et le droit (HIV and the law), qui appelle très clairement à réorienter les politiques publiques plus axées sur la santé et sur les droits de l’homme ;

– et la Commission mondiale sur les politiques de drogue qui compte 25 personnalités, dont la plupart ont exercé des fonctions politiques importantes et ne sont plus en exercice (8 anciens chefs d’Etats d’Amérique latine et d’Europe). Elle est présidée par Henrique Cardoso, ancien président du Brésil, y figurent des personnalités importantes des Nations unies, comme Kofi Annan ou Louise Arbour, des personnalités représentant l’Union européenne, comme Javier Solana. Deux médecins figurent dans ce groupe : Pavel Bem, ancien maire de Prague et moi-même. Le groupe a publié 2 rapports, l’un en juin 2011 sur l’échec de la guerre contre les drogues, qui appelle à la décriminalisation de l’usage, à ce qu’on ouvre le débat; ce n’est pas un rapport pour la légalisation, mais plutôt pour un débat ouvert pays par pays, entité par entité, pour revoir les politiques de drogue à la lumière des données nouvelles. Il faut rappeler que les conventions des Nations unies sur lesquelles nous travaillons ont été rédigées avant la prise de conscience de l’épidémie de sida, nous sommes donc en décalage avec la réalité du monde. Nous expérimentons dans un certain nombre de pays des modèles alternatifs au modèle prohibitionniste qui prévaut actuellement. Le deuxième rapport a été publié en juin 2012, il explique comment la criminalisation de l’usage a considérablement favorisé l’expansion de l’épidémie du sida.

Les événements politiques marquants

Lors du sommet de Carthagène ou sommet des Amériques, le président Obama a rencontré les présidents d’Amérique latine et il a été fortement question de la réintégration de Cuba dans le débat régional et dans le débat sur la politique des drogues.

L’Uruguay a annoncé une nationalisation de la production de cannabis et de la distribution, un système régulé national. Il faut dire aussi que deux Etats américains ont voté pour la dépénalisation du cannabis (l’Etat de Washington et le Colorado). Le président Obama et le nouveau président du Mexique, Enrique Peña Nieto, ont abordé le sujet de la politique en matière de drogues, le nouveau président du Mexique s’est engagé à changer la politique de lutte contre les cartels de la drogue.

En Europe, la Commission européenne, sous l’égide de la présidence chypriote, avance timidement avec une nouvelle stratégie présentée dans un document assez plat par la vice-présidente de la Commission européenne en charge de ce dossier, Viviane Reding.

La question ne pourra pas rester en dehors d’un fort débat ouvert aux Nations unies; quatorze ambassadeurs, en particulier de pays d’Amérique latine, ont adressé une lettre au secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, en lui demandant d’ouvrir un débat public sur ces questions.

On constate, pour conclure, que le paysage est toujours chargé de nuages, plutôt gris, mais que les efforts de chacun, petit à petit, finiront par éroder le « mastodonte politique » et c’est le seul moyen pour que les choses changent.

Depuis cette intervention, et à la suite de l’initiative des quatorze ambassadeurs, l’Assemblée générale des Nations unies a décidé de tenir une assemblée extraordinaire sur les politiques en matière de drogues début 2016, qui sera précédée d’un intense processus de préparation.