Prise en charge — Drogue et HSH : Attention, une infection peut en cacher une autre

A l’occasion du Séminaire de formation de la Commission Psy de la SFLS (Société française de lutte contre le sida) du 18 juin 2012, Jeffrey Levy, psychologue clinicien à Espas (Paris Xe), est revenu sur le lien entre prise de risque, consommation de drogue et augmentation des cas d’hépatite C chez les gays.

Depuis quelques années, un nouveau phénomène est apparu dans nos bureaux. Cela faisait dix ans que je recevais des personnes touchées par le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. et jusqu’ici les co-infectés étaient ces rares ex-toxicomanes qui se sont infectés simultanément avec le VIH et l’Hépatite C dans les années 80. Je voie depuis environ trois ans arriver des hommes homosexuels séropositifs au VIH depuis un moment déjà, récemment contaminés par le virus de l’Hépatite C. Ces hommes se sont tous fait contaminés lors de relations sexuels, avec ou sans l’utilisation de drogues.

Pour les homosexuels de moins de 45 ans, la sexualité s’est construite avec la réalité du SidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. C’est pour beaucoup une sexualité dans l’anxiété. L’attente de la maladie est présente lors de chaque test de dépistage. On constate que la contamination survient fréquemment lors d’un moment de relâchement des précautions dû à un passage de fragilité psychologique, que ce soit une rupture, une déception importante, une perte ou un changement de situation déstabilisant. On voit qu’une fois la sidération de la nouvelle de la contamination digérée, ces hommes vivent aussi bien que possible avec l’infection. Ils effectuent les contrôles médicaux régulièrement, s’informent sur la maladie et ses traitements, et ont une bonne observanceObservance L’observance thérapeutique correspond au strict respect des prescriptions et des recommandations formulées par le médecin prescripteur tout au long d’un traitement, essentiel dans le cas du traitement anti-vih. (On parle aussi d'adhésion ou d'adhérence.)

Drogues et pratiques bareback

Souvent ils ont fait l’expérience d’avoir à dire à des partenaires sexuels qu’ils sont séropositifs, et ont essuyé des réactions très négatives de leur part. Frappé par la violence de cette réaction, par l’humiliation et l’injustice ressentie, ils migrent vers le milieu bareback, où les hommes consentent à avoir des relations sexuelles sans protection en étant transparent sur leur sérologie et leur état de santé. Ils pensent endiguer les risques et se rassurent en annonçant sur des sites de rencontres spécialisés leur charge viraleCharge virale La charge virale plasmatique est le nombre de particules virales contenues dans un échantillon de sang ou autre contenant (salive, LCR, sperme..). Pour le VIH, la charge virale est utilisée comme marqueur afin de suivre la progression de la maladie et mesurer l’efficacité des traitements. Le niveau de charge virale, mais plus encore le taux de CD4, participent à la décision de traitement par les antirétroviraux. et le nombre de T4 de leur dernier bilan. C’est, bien sûr, une sécurité illusoire. Ces personnes forment une sorte de communauté sexuelle où tout le monde se connaît. Il y a des gens qui travaillent, qui sont bien insérés dans le social, mais il y’en a d’autres beaucoup plus fragiles, qui vivent d’allocations et qui prennent régulièrement des drogues. Ces drogues circulent librement lors des soirées à deux ou plusieurs participants. Il y a tout particulièrement un engouement pour des stimulants injectés ou sniffés. Tous les éléments sont réunis pour mettre ces gens dans une situation de danger sanitaire: une sexualité sans aucune protection, des participants fragiles psychologiquement, des drogues avec risque de partage de pailles ou de seringues, tout dans un pool limité de participants. Et effectivement, on y voit des personnes traitées plusieurs fois pour syphilis, ou opéré pour des condylomes. Et lorsque l’Hépatite C est présente, elle se propage aussi.

Ainsi, la sexualité de ces hommes évolue après l’infection au VIH. Se met en place une autre jouissance qui prend pied dans la subversion et «l’incroyable exaltation» de la transgression. Pour illustrer ceci, prenons un exemple. Voici ce qu’écrivait ma collègue qui a fait l’accueil d’un homme de 38 ans, séropositif au VIH depuis 10 ans, avant de l’orienter vers moi pour une psychothérapie: «Se décrit comme une personne ayant besoin de sensations intenses. Ne prend aucun plaisir s’il n’y a pas de risques. Description de ses pratiques sexuelles : position passive, très souvent sous GHB, pratique le bareback systématiquement, depuis environ six mois, s’injecte de la cocaïne. Montre une large brûlure au niveau de la hanche qu’il s’est fait avec une cigarette suite à une perte de conscience sous GHB. A été hospitalisé en HO pendant dix jours dans le contexte d’un comportement déviant sur la voie publique. Il est en arrêt maladie depuis un an. Il a été diagnostiqué avec une Hépatite C il y a deux mois. Très déprimé.»

L’activité sexuelle dont il s’agit permet d’échapper aux contraintes du social, à l’angoisse que représentent les contingences d’une vie en société. On n’a plus besoin de nom, de s’identifier par rapport au travail, à la famille, au statut social. Il n’y a plus que le corps qui se livre à une jouissance qui semble infinie.Les drogues exalte le plaisir, le font durer au delà de toute espérance. Ce n’est pas la recherche effrénée de la destruction, mais bien le besoin de repousser aussi loin que possible les limites de la jouissance. Donc, on peut dire que c’est la recherche d’une limite. Ces patients trouvent cette limite dans l’Hépatite C.

Cocaïne

Voici un exemple pour illustrer mes propos. Un patient, appelons-le Romain, raconte qu’il a utilisé de la cocaïne pour la première fois lors des vacances à New York. Il avait découvert sa séropositivité deux ans auparavant, et était sous traitement depuis peu. Il se promène dans les rues de Greenwich Village quand il croise un garçon qu’il trouve incroyablement beau. Contre toute attente, ce garçon le regarde avec insistance et s’arrête pour l’attendre. Ils vont chez lui, et prennent de la cocaïne. Grâce à ce produit, il se sent beau, puissant, il fait l’amour pendant des heures et son partenaire et lui-même sont comblés. Il vient de découvrir une jouissance inconnue de lui. Une faille narcissique vient d’être comblée.

En rentrant en France, il essaie en vain de reproduire cette expérience, toujours déçu. Se rappelant que son amant new-yorkais n’avait pas utilisé un préservatif, ilrecherche des relations bareback. Désormais, il mène une double vie. Il est cadre dans la fonction publique, respecté de ses collègues. Il est pacsé et vient d’acheter un appartement avec son ami. Il a une vie sociale remplie. Et dès qu’il peut, il va sur le site des barebackers, il participe à des soirées «à deux ou à plusieurs», tant qu’il y a de la cocaïne, il y est. Un homme qu’il trouve spécialement excitant lui propose d’injecter la drogue. Il découvre une nouvelle intensité, inespérée. Chaque fois qu’ils se voient, c’est de plus en plus fort. Ce garçon lui fait repousser de plus en plus loin ses limites. Romain aime lui être soumis parce qu’il sait si bien s’y prendre. Mais, si Romain limite sa consommation aux seuls moments de ses ébats sexuels, son partenaire est dépendant à la cocaïne et en prend quotidiennement. Lors des rapports en injectant le produit, il devient de plus en plus exigent, agressif, voire sadique. Un jour il prend la seringue et injecte le produit dans l’anus de Romain, qui ne se rend compte de rien sur le coup, tant il est défoncé. C’est seulement le lendemain, lorsque l’infection commence à se faire sentir qu’il s’en rappelle.

Il semble divisé par rapport à son angoisse. Il ne pense qu’au plaisir et à sa recherche immodérée de jouissance. Mais ce chemin est semé d’embûches de taille. Il ne se protège plus jamais. Il explore les limites des jeux de domination et de soumission. Il fait confiance à un garçon toxicomane pour lui fournir en drogue et en matériel d’injection.Il participe à des partouze où circulent drogues, pailles, seringues. Cette vérité est obscurcie par la pulsion qui l’oriente vers la jouissance. Alors, il commence à angoisser ses soignants. D’abord son généraliste, qui le soigne de l’infection à l’anus après l’injection. Il ne saura plus comment faire passer un message de prévention autrement que par une attitude pontifiante et moralisante que le patient trouvera déplacée. Rempli d’un sentiment de culpabilité, il n’a plus confiance dans ce soignant.

Ensuite, ce sera le tour de son infectiologue. Il la suit fidèlement au gré de ses mutations d’hôpital en hôpital. Elle sait qu’il se drogue, qu’il ne se protège pas. Quand il arrive à une consultation chez elle avec un test de dépistage positif au VHC, elle lui dit qu’elle peut le suivre. Mais quand il revient à la prochaine consultation et lui dit qu’il est inquiet parce qu’il remarque un durcissement de ses veines et qu’il pense avoir des palpitations cardiaques, elle ne peut plus contrôler sa colère et le fait sortir de son bureau.

Le travail de déchiffrement de son angoisse démarre en thérapie, mais les résistances sont fortes. Il est d’abord diagnostiqué avec une Hépatite C au génotype 3 et commence sa bithérapie avec optimisme. Il est en arrêt maladie et tente d’occuper ses journées au mieux, faisant avec les effets secondaires débilitants du traitement. Il ne trouve pas ses marques et dès qu’il est seul, il est aux prises de ses pulsions, ce qui le plonge dans un trouble et un désarroi qu’il ne sait pas interpréter. Bien sûr il s’agit d’angoisse qui crée ce trouble intense dans lequel le passage à l’acte devient possible. Malgré l’anémie et la fatigue, il se procure de la cocaïne et se l’injecte après le départ de son ami au travail. Il passe des matinées seul chez lui, défoncé, ou bien il cherche des hommes sur le site des barebackers. Après trois mois, les résultats de ses bilans empirent et on refait des analyses. Il a été sur-contaminé avec un génotype 4.

Des soignants déroutés

Avec ce court portrait, nous saisissons combien ces patients peuvent être difficile à prendre en charge. Ce sont des personnes qui peuvent dérouter le soignant. Ce ne sont pas des toxicomanes «ordinaires», mais des personnes qui se défoncent uniquement pour intensifier leur jouissance sexuelle. Ils savent que c’est dangereux de fréquenter le milieu bareback, mais ils ne peuvent pas faire autrement, disent-ils. Ce sont des personnes très informées, mais, malgré de très bons bilans au VIH, contractent des ISTIST Infections sexuellement transmissibles.  les Hépatites et risquent les overdoses à chaque rapport sexuel.

Ce qui est frappant, c’est la manière dont la jouissance se fige dans une configuration où le sujet devient l’objet de l’autre, soumis au plaisir et très souvent impuissant. C’est ce que Lacan nommait «l’évanouissement du sujet». Le danger que comporte ces rencontres, cette forme de sexualité, n’est pas ignoré ou refoulé, mais embrassé. C’est ce qui ajoute un plus de jouissance, qui rend ces rapports jouables pour le sujet. C’est pour cette raison que les soignants sont impuissants à infléchir ces comportements, et les psychothérapeutes ont fort à faire. On ne peut pas annuler ce qui fait jouir une personne en le raisonnant ou lui proposer de troquer une jouissance pour une autre. Une fois qu’il a touché au «diamant de la subversion», il est comme sous un sortilège, comme si cette voie était celle de son destin. Ce n’est qu’en démêlant les fils enchevêtrés de la jouissance, de l’angoisse, du désir, c’est-à-dire au bout d’un long parcours, que le sujet est suffisamment rassemblé, a pu renoncer à certaines jouissances, et peut choisir une autre route vers le plaisir.

Un patient a émis l’hypothèse selon laquelle ce seraient les trithérapies qui auraient ouvert la voie à tous les excès et à tous les risques. Le discours de la santé publique qui tend à réduire le VIH à une «maladie chronique» qui se contrôle tout aussi bien que l’hypertension ou la diabète, a donné aux malades une confiance inconsidérée dans la «normalisation» de leur possibilité sexuelle. Alors en prenant des précautions somme tout symboliques (la publication de leurs derniers bilans sur un site de rencontres), ils semblent inconscients des risques qu’ils encourent. Le discours médical, qui ignore la jouissance et la subjectivité des séropositifs, ainsi que les représentations que la maladie et le discours lui-même engendrent, contribue à mettre ces patients en danger. Le VIH n’est pas l’hypertension ni la diabète. C’est un virus transmissible dans des rapports sexuels et la séropositivité touche à l’intime de chacun, à sa manière de mettre en action son désir, au mode de jouissance qui lui est particulier.