Interview — Jean-Paul Moatti: «Il faut plus de synergies entre lutte contre le sida, amélioration des systèmes de santé et action pour le développement»

Au moment même où la palette des outils de lutte contre l’épidémie s’élargit, les ressources mondiales disponibles dans la lutte contre le sida baissent. Après 25 ans de progrès ! Comment repenser le financement de la lutte contre le sida ? Analyses et suggestions d’évolutions de l’économiste Jean-Paul Moatti.1Cet entretien a été réalisé peu avant l’annonce de la décision du Fonds mondial d’annuler le round 11, qui suspend jusqu’en 2014 la poursuite de l’accès universel, et avant l’annonce de la démission de Michel Kazatchkine de la tête du Fonds mondial. En 2010, 6,6 millions de personnes vivant avec le VIH recevaient un traitement antirétroviral au Sud selon l’Onusida.

Cet article fait partie du Transcriptases n°147.

Jean-Paul Moatti travaille depuis plus de dix ans sur l’économie de la santé dans les pays en développement et l’accès aux médicaments essentiels. Après avoir aidé à démontrer la faisabilité économique de l’accès aux traitements antirétroviraux au Sud, il a été conseiller auprès du directeur du Fonds mondial. Jean-Paul Moatti est un des meilleurs spécialistes des questions économiques en lien avec le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. Professeur à l’université Aix-Marseille, il dirige l’unité de recherche SESSTIM (UMR 912 InsermInserm Institut national de la recherche médicale. – IRD). Après avoir présidé les recherches en santé publique et sciences sociales de l’Agence nationale de recherche contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. et les hépatites virales (ANRS), il a pris en mai 2011 la direction de l’Institut de santé publique de l’Alliance des sciences de la vie et de la santé. En 2010, peu après la Conférence de Vienne, il disait déjà sur Vih.org sa vive inquiétude quant au financement de la lutte contre le sida.

Comment l’arrivée des outils que le TaspTasp «Treatement as Prevention», le traitement comme prévention. La base du Tasp a été établie en 2000 avec la publication de l’étude Quinn dans le New England Journal of Medicine, portant sur une cohorte de couples hétérosexuels sérodifférents en Ouganda, qui conclut que «la charge virale est le prédicteur majeur du risque de transmission hétérosexuel du VIH1 et que la transmission est rare chez les personnes chez lesquelles le niveau de charge virale est inférieur à 1 500 copies/mL». Cette observation a été, avec d’autres, traduite en conseil préventif par la Commission suisse du sida, le fameux «Swiss statement». En France en 2010, 86 % des personnes prises en charge ont une CV indétectable, et 94 % une CV de moins de 500 copies. Ce ne sont pas tant les personnes séropositives dépistées et traitées qui transmettent le VIH mais eux et celles qui ignorent leur statut ( entre 30 000 et 50 000 en France). ou la PrepPrEP Prophylaxie Pré-Exposition. La PrEP est une stratégie qui permet à une personne séronégative exposée au VIH d'éliminer le risque d'infection, en prenant, de manière continue ou «à la demande», un traitement anti-rétroviral à base de Truvada®. modifient-elles les stratégies de lutte et les perspectives de financement au Sud ?
Depuis 2 ou 3 ans, les preuves scientifiques se sont accumulées : avec les moyens dont on dispose déjà, sans attendre le vaccin ou de nouveaux progrès thérapeutiques, il est possible de contrôler totalement l’épidémie. Ces moyens sont le traitement antirétroviral (ARV) proposé le plus tôt possible, la modification des comportements, la diffusion de la circoncision. Et bientôt, des Prep locales et topiques. La condition, c’est de les mettre en œuvre à une échelle massive. Nous en sommes loin. Et même si l’incidence est ralentie, sauf en Europe de l’Est, le nombre de nouvelles infections est 2,5 fois plus élevé que celui des personnes mises sous traitement !

Les ressources mondiales pour lutter contre le sida ont baissé en 2010…
Selon l’Onusida, entre 2001 et 2010, le total des financements (aide internationale et budgets nationaux au Sud) est passé de 1,8 à 16 milliards de dollars US. C’est sans précédent dans la santé publique mondiale ! En dépit des engagements à encore « intensifier » cet effort, réitérés le 10  uin dernier à l’Assemblée Générale des Nations-Unies, on assiste depuis 2009 à une stabilisation des financements. Il semble que l’aide des gouvernements du Nord – la moitié du financement total – ait légèrement baissé en 2010 par rapport à 2008. Cela va retarder l’objectif d’accès universel à la prévention et au traitement du VIH. Pour l’atteindre, il faudrait au moins une dizaine de milliards supplémentaires chaque année pendant 10 ans.

Quelle est la situation du Fonds Mondial cet automne ?
Inquiétante. Lors de la 2e Conférence de refinancement du Fonds, en octobre 2010, les engagements ont été de 11,6 milliards de dollars pour 2011-2013. Il aurait fallu 20 milliards pour rester sur la pente de progression vers l’accès universel. Or, cet été, la conférence de refinancement de l’autre grande organisation de santé multilatérale, Gavi (l’Alliance mondiale pour la vaccination), a été un succès, avec 4,3 milliards de fonds supplémentaires pour 2011-15, soit 15 % de plus que demandé. Si l’ensemble des Objectifs du Millénaire en santé souffrent du ralentissement de l’aide, la lutte contre le sida pourrait être particulièrement affectée. Résultat : en septembre, le Conseil d’administration a reporté à mars 2012 la date du prochain appel à propositions. Et annoncé que pour l’instant seuls 800 millions de dollars seront disponibles !* Cela sera à peine suffisant pour continuer des programmes dont les financements arrivent à échéance en 2013. Et ne permettra aucune extension du passage à l’échelle des actions du Fonds. Sans compter qu’une part des financements promis pour 2011 n’ont toujours pas été honorés. Certains pays donateurs, comme l’Italie, sont en retard sur leurs promesses 2009-2010 ! On commence à voir des difficultés sur le terrain, notamment dans plusieurs des pays africains les plus touchés qui dépendent à 75 % (voire à 90 %) de l’aide internationale.

Certains arguent que trop a été fait pour les grandes pandémies infectieuses que sont le sida, le paludisme et la tuberculose…
C’est le plus inquiétant. Cela leur permet de dire qu’il est légitime de ralentir l’effort. Soit purement et simplement, soit pour le consacrer à d’autres problèmes de santé. Les arguments : une corruption alimentée par la hausse rapide des financements sida, des capacités d’absorption insuffisantes de l’aide par les pays, des faiblesses structurelles des systèmes de santé au Sud, des gaspillages et une mauvaise utilisation des ressources. J’admets qu’il reste à faire de grands progrès, d’efficience des programmes, et d’interaction avec le reste des systèmes et politiques de santé pour améliorer la productivité de l’ensemble, mais c’est nier la réalité des immenses progrès accomplis.

La baisse d’un quart de l’incidence dans des pays parmi les plus touchés, la baisse de la mortalité chez les 6 millions de personnes sous ARV…
Alors que depuis 2000, une convergence s’était nouée entre les progrès de la recherche scientifique, la poussée des activistes et des organisations non gouvernementales et les institutions internationales, le divorce menace. Les financements stagnent au moment où la possibilité technique d’un monde sans sida n’a jamais été si proche. La prochaine Conférence mondiale sur le sida à Washington en juillet 2012, dans le contexte politique de la campagne présidentielle américaine, constitue une opportunité pour renouer l’alliance qui s’était constituée pour faire de la lutte contre le sida une priorité des priorités pour l’ensemble des gouvernements et des organisations onusiennes.

Mais, selon vous, il n’est plus possible de demander toujours plus de moyens. Pourquoi ?
Qu’on le veuille ou non, la lutte contre le sida, et notamment l’accès massif aux ARV, reste inspirée d’une aide humanitaire d’urgence se prolongeant dans le temps. Je ne crois pas qu’on va pouvoir par une opération commando de longue durée contrôler l’épidémie, en disant qu’il suffit de plus de moyens et de coopérants. Il faut préserver les acquis de la lutte, mais changer de modèle et de façon de penser. Démontrons en quoi, et au prix de quelles évolutions, la lutte contre le sida est un facteur clé de réformes de fond dans l’accès aux soins et à la santé dans les pays du Sud, et un vecteur d’amélioration de la santé globale. Démontrons, comme nous l’avons fait avec les travaux de macro-économistes comme Bruno Ventelou, que le passage à l’échelle peut faire gagner des points de croissance de PNB et améliorer l’indicateur de développement humain (IDH) des pays les plus touchés

Le recul des aides est-il généralisé ?
Justement non ! Comme économiste, je serai «atterré»1Jean-Paul Moatti est signataire du Manifeste des économistes atterrés : http ://atterres.org que le débat sur l’aide sida régresse au moment même où la pensée économique dominante elle-même évolue, à la faveur de la crise, dans l’autre direction. Dans les années 1990, à la faveur du Consensus de Washington, la politique de gestion des crises, à laquelle ont fait face les pays émergents d’Amérique latine et d’Asie, donnait la priorité absolue au retour le plus rapide possible à l’équilibre budgétaire des finances publiques, en commençant par sacrifier les dépenses sanitaires et sociales. Depuis la crise mondiale de 2008, même le FMI a infléchi sa position, en reconnaissant qu’il fallait maintenir voire augmenter les dépenses d’éducation, de santé, de protection sociale pour compenser les effets de la crise, et créer les conditions de relance de la croissance. Il serait regrettable que la lutte contre le sida revienne en arrière.

De nouvelles exigences se font jour contre la corruption. N’est-ce pas une demande légitime ?
Bien sûr. Mais Gavi et le Fonds mondial s’y emploient activement avec des niveaux d’exigence et de contrôle bien supérieurs à ce qui se fait depuis des décennies dans la plupart des autres secteurs de l’aide. Reste que la littérature économique est contradictoire sur l’ampleur des effets délétères de la corruption sur le développement. Le seul consensus, c’est que la manière la moins coût-efficace de lutter est de toujours augmenter les moyens de l’appareil coercitif de répression2Moatti T, Moatti JP, « The global fight against HIV/AIDS : is corruption such a big deal after all ? » AIDS 2011, 25, 1556-58, plutôt que d’influer sur les facteurs de fond qui l’alimentent (par exemple, les professionnels de santé auront d’autant plus d’incitations à exiger des paiements « informels » de leurs patients que leurs conditions de travail et de rémunération ne correspondent pas à leur niveau de compétences et à la durée d’études qu’il leur a fallu consacrer pour les acquérir). Or, certains pays donateurs imposent au Fonds mondial une politique, à mon sens irréaliste et idéologique, de tolérance-zéro contre la corruption (alors que le bilan du Fonds est plutôt exemplaire). Cela donne un poids disproportionné dans le fonctionnement du Fonds au Bureau de l’inspecteur général (BOIG) en charge des audits comptables, au détriment des programmes opérationnels. A terme, cela peut conduire à la paralysie pure et simple de l’organisation. Sans faire de paranoïa, on peut se demander si certains ne verraient pas d’un bon œil l’échec de ce dispositif multilatéral où ils ne peuvent pas faire la pluie et le beau temps comme dans le cadre d’une aide bilatérale.

En quoi un retour au bilatéralisme serait-il une menace ?
Le multilatéralisme avait été favorisé grâce au sida, et grâce à l’action de la France qui y consacre l’essentiel des augmentations de son aide. A la faveur de la crise, on observe une tentation de retour au protectionnisme et au bilatéral. Les pressions se sont faites plus fortes au Congrès américain pour privilégier plus encore le programme bilatéral Pepfar dans un budget d’aide sida stagnant. La Fondation Gates, tout en étendant son influence dans les organisations multilatérales comme l’OMS, consacre l’essentiel de ses financements à ses propres programmes qu’elle négocie directement de gré à gré avec ses correspondants dans chaque pays. Or, le multilatéralisme permet des décisions mieux équilibrées entre pays donneurs et receveurs, et un poids de la société civile plus important.

Le risque de dépendance du receveur vis-à-vis du donateur serait plus fort…
De plus en plus, même si ça n’avait jamais disparu, les donateurs ont tendance à dicter ce qu’il faut faire aux personnes sur le terrain. En matière de développement, ce n’est pas bon, c’est être tributaire des opinions idéologiques. Sous la présidence précédente des Etats-Unis il y avait une opposition aux stratégies de réduction des risques. De plus, une organisation multilatérale peut, plus qu’un pays tenu à des relations diplomatiques, soutenir des initiatives innovantes. Notamment, en faveur de populations exclues et discriminées dans leur propre pays. Le Fonds mondial et l’Onusida ont soutenu des programmes en direction des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes même dans des pays africains dotés de législations homophobes. Et des programmes de substitution pour les usagers de drogue en dépit des législations rétrogrades de certains pays d’Europe de l’Est.

Que choisit la France ?
La solution qui s’esquisse serait de réserver 5 % de la contribution française au Fonds pour des programmes d’aide technique francophones concertés avec les pays. Cela permettrait de satisfaire le besoin légitime de donner une visibilité politique plus directe sur le terrain aux activités de soutien, tout en transitant par ce canal multilatéral.

Vous expliquez qu’il faut améliorer l’intégration de la lutte contre le sida dans les systèmes de santé et les objectifs globaux de développement.
Il y a des risques sérieux qu’une trop grande dépendance des programmes sida par rapport à l’ingérence extérieure, si bien intentionnée soit-elle, ne réactive des effets pervers. On sait depuis longtemps qu’ils finissent par bloquer le développement à moyen terme. Pensons à la façon dont une aide alimentaire peut induire une désorganisation et une perte de compétitivité de la production agricole locale par exemple. Il faut changer de modèles et changer de modalités de coopération. On ne peut plus simplement agiter la perspective de l’éradication de l’épidémie en passant en force, et en disant, on s’occupera du reste après. Je crois sincèrement que nous avons eu raison de le faire il y a dix ans. Mais désormais, et pas seulement à cause de la gravité de la crise économique depuis 2008, ça ne tient plus.

Il faut donc renouveler le modèle…
La question, c’est comment faire en sorte que la totalité des ressources affectées à la santé au Sud, dont les financements sida sont une part significative, produisent le maximum d’amélioration globale de la santé des populations ? Et c’est vrai qu’il est possible de faire converger l’ensemble des causes qui visent à réduire l’insupportable inégalité Nord-Sud en matière d’espérance et de qualité de vie. Même avec des scénarios de protection relative des régions émergentes par rapport à la crise, les dépenses de santé par tête de l’ordre de 25 dollars en Afrique subsaharienne et de 35 dollars en Asie du Sud-Est ne dépasseront pas 100 dollars d’ici 2030. Sans augmentation de l’aide internationale, sans une plus grande priorité à la santé par ces pays, cela restera insuffisant pour atteindre les objectifs du millénaire. De plus, dans l’univers international dominé par les « think-tank » anglo-saxons, certaines initiatives soient moins relayées que d’autres.

Par exemple ?
L’initiative P4Health (Providing for health) porté par le Bureau international du travail, l’Allemagne et la France. Elle vise à apporter une aide technique pour la construction de systèmes d’assurance maladie au Sud. La majorité des dépenses de santé y continue à être à la charge directe du malade lors des soins plutôt que couvert par un mécanisme collectif de « prépaiement » assuré conjointement par les bien-portants et les malades. Selon l’OMS, cela conduit 80 millions de ménages pauvres à des dépenses catastrophiques de santé : plus de 40 % de leurs ressources. Nous l’avons montré avec nos collègues camerounais3Boyer S et al., « Does HIV Services Decentralization Protect against the Risk of Catastrophic Health Expenditures ? Some Lessons from Cameroon », Hlth Serv Res 2011 (sous press), la gratuité des seuls ARV ne suffit pas à protéger de telles dépenses catastrophiques les ménages qui comptent un membre vivant avec le VIH. Et à moyen terme la gratuité des soins n’est pas économiquement soutenable. Elle peut même servir à la « capture » des services gratuits par les groupes sociaux au capital social le plus élevé, si elle ne s’appuie pas en parallèle sur la mise en place d’un financement assurantiel progressif mettant les ménages à contribution proportionnellement à leurs ressources.

C’est pourquoi l’ANRS et l’Université de Columbia organisaient un atelier sur les synergies des luttes contre le sida et les maladies non transmissibles en amont de la Conférence mondiale sur le sida de Rome…
En septembre 2001, les Nations Unies organisèrent, pour la première fois, un sommet de tous les gouvernements exclusivement consacré à une pathologie : le sida. Cela avait impulsé la création d’institutions multilatérales innovantes comme le Fonds mondial et l’augmentation des financements. En septembre 2011, le second sommet des Nations Unies consacré exclusivement à un sujet sanitaire s’est focalisé sur les maladies non transmissibles : cancers, diabète, pathologies cardio-vasculaires. Le risque était grand, dans un contexte de contraction de l’économie mondiale en particulier au Nord, que les partisans des différentes causes ne se dressent les uns contre les autres pour obtenir leur part des financements toujours plus réduits.

Alors que selon vous, il est possible de faire cause commune…
Possible et nécessaire. D’abord, avec l’allongement de l’espérance de vie sous traitement, les comorbidités chroniques – diabète, maladies cardio-vasculaires… –  sont devenues des problèmes importants dans la prise en charge du VIH. Ensuite, dans les pays les plus touchés par le sida, la tuberculose, le paludisme, ces pathologies demeurent celles qui influencent le plus les mortalités globale, maternelle et infantile. Surtout, on a échangé des expériences qui démontrent comment les programmes sida peuvent avoir des retombées positives pour la lutte contre les autres maladies, dont la transition épidémiologique fait des problèmes majeurs… et vice-versa. Par exemple, le combat pour que les modalités de protection internationale de la propriété intellectuelle demeurent compatibles avec l’accès aux médicaments essentiels au Sud concerne toutes ces pathologies4Meiners C et al., « Modeling HIV/AIDS Drug Price Determinants in Brazil : Is Generic Competition a Myth ? », Plos One, 2011, 6(8) : e23478. Mais le sommet de New-York n’a pas débouché sur des propositions très concrètes en matière de maladies chroniques. Cela démontre qu’il faut désormais un combat commun et un front uni pour la santé globale.

Propos de Jean-Paul Moatti recueillis par Renaud Persiaux.