Prévention par le soin — Centres de santé sexuelle : quelle feuille de route ?

Le Plan national désigne la santé sexuelle comme outil de prévention. Cette orientation ouvre quelques portes, mais donne peu d’indications précises sur le rôle des centres de santé sexuelle (CSS).

Cet article fait partie du Transcriptases n°145, consacré au Plan national de lutte contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. français 2010-2014.

Il existe peu de CSS en France, et encore cette appellation recouvre-t-elle des entités inhomogènes. Certaines structures s’occupent de prévention à l’adresse de publics spécifiques (étudiants, gays), d’autres de sexologie, tandis que deux lieux, l’un très ancien (le Moulin Joly, qui ne se définit pas comme un CSS) l’autre très récent (le 190), veulent rassembler prévention, dépistage et soins avec pour colonne vertébrale la lutte contre le sida dans des communautés où le virus est très présent : usagers de drogues, personnes prostituées et plus largement personnes en grande précarité pour le premier, homosexuels masculins, personnes séropositives et leur entourage, personnes à la sexualité «atypique» pour le second. Ces approches sont également incarnées par des professionnels très investis, qui touchent dans les grandes métropoles une population probablement importante mais difficile à évaluer. Il serait imprudent de négliger leur expérience et leur expertise dans une future organisation de la santé sexuelle.

Le Plan national de lutte contre le sida, et c’est une mutation, désigne la santé sexuelle comme outil de prévention. Il reconnaît – enfin – la dimension communautaire de la prévention, après 25 années d’universalisme républicain. Les centres de santé sexuelle, communautaires ou pas, deviennent donc le nouveau bras armé de la lutte contre l’épidémie. Cette orientation ne fait pas l’objet d’un chapitre du Plan, ce qui laisse quelques portes ouvertes mais peu d’orientations précises. Ici l’on parle de la nécessité de réunir la prévention et le soin (le fondement même du projet du 190), ailleurs on parlera de CSS ou de centres de dépistage communautaires consacrés à la prévention, sans oublier la réforme – nécessaire – des CDAG1Centres de dépistage anonymes et gratuits dans la continuité de leur évolution en Ciddist2Centres d’information, de dépistage et de diagnostic des infections sexuellement transmissibles.

Le soin, porte d’entrée de la prévention

Le modèle proposé par le 190 s’adresse donc aux populations parmi lesquelles le virus est fortement présent, et sa circulation très active. Il s’agit principalement d’organiser une prévention basée sur la santé sexuelle auprès des homosexuels masculins (ou HSHHSH Homme ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes.  3Hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes selon la terminologie du moment), et de prendre en charge la santé des personnes séropositives – indépendamment de leur sexe, de leur sexualité ou de leur mode de contamination – en intégrant sa dimension sexuelle, déclinaison du concept de prévention positive. Dans les deux cas, il s’agit d’ouvrir une porte sur les questions de sexualité, mais aussi de développer le concept de prévention par le soin : prévention «traditionnelle» basée sur la protection, réduction des risques, traitement du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. comme frein à la diffusion de l’épidémie, dépistage actif et traitement des infections sexuellement transmissibles (IST). Si l’on considère que les difficultés sexuelles (troubles sexuels, rapports de genre, de classe, d’âge, alcool, usage de produits, troubles psychologiques) participent à la gestion inadaptée du risque et à une qualité de vie sexuelle moindre, le rôle de la structure est d’en proposer une prise en charge. Si les dix premiers mois d’activité ne permettent évidemment pas d’évaluer l’efficacité préventive de cette approche, ils permettent en revanche de valider les hypothèses de départ.

La première énonçait que le soin pouvait constituer une porte d’entrée efficace vers la prévention. Cette hypothèse est aujourd’hui vérifiée si l’on observe la fréquentation du lieu. Pas moins de 700 personnes en ont franchi les portes, dont la moitié environ vivent avec le VIH, toutes sexuellement actives, voire très actives, cherchant à développer leurs compétences en matière de prévention, qu’elles soient axées sur la non transmission du VIH au partenaire ou sur le désir d’éviter VIH, ISTIST Infections sexuellement transmissibles.  ou troubles sexuels susceptibles de les exposer.

L’importance de la démarche communautaire

La seconde faisait le pari de la pertinence d’une démarche communautaire. Encore faut-il s’entendre sur le sens de ce mot, qui suscite régulièrement des mises en garde contre la ghettoïsation ou le communautarisme. Com­mu­nautaire, pour nous, traduit en premier lieu l’implantation dans la cité selon le droit commun, et la prise en compte des contextes de vie des individus. C’est exactement le principe de la médecine générale.

En second lieu, les communautés dont nous nous occupons n’en sont pas réellement. S’il existe chez beaucoup de personnes séropositives le sentiment d’une «identité» séropositive, celle-ci ne constitue pas la trame d’un rassemblement d’individus aux aspirations identiques. De même, le terme rabâché de «communauté homosexuelle» correspond plus à une aspiration politique issue des années 70 qu’à un groupe d’intérêts communs. C’est encore plus vrai chez les migrants, dont la seule communauté de destin est d’avoir quitté leur pays de naissance. Tout communautarisme est donc de fait hors sujet. Quant à l’idée de ghetto, elle implique l’obligation d’y entrer et l’impossibilité d’en sortir, ce qu’aucun lieu de soins ne peut ni ne souhaite imposer.

Une fois balayée l’idée communautariste, on peut revenir à ce qui définit ici l’idée communautaire : l’existence, pour certaines populations, de besoins spécifiques qui demandent une prise en compte adaptée, peu répandue dans le milieu de soins «universel» puisqu’ils concernent une minorité très faible, rendant impossible une expertise généralisée. Les usagers ne s’y trompent pas, puisque nos consultations incarnent la coexistence possible des personnes séropositives et séronégatives, des hommes et des femmes, des migrants et des autochtones, chacun y projetant l’identité communautaire qui l’intéresse. Ainsi, nous accueillons d’assez nombreux «HSH non identitaires» bien que le 190 ait une façade «gay» assez visible. L’identité première du lieu, à savoir un endroit où toute forme de sexualité est inconditionnellement acceptée indépendamment du statut sérologique, est plus forte que son image de «centre gay» ou de «centre pour séropositifs».

Il a été reproché au 190 de n’avoir pas étendu son orientation communautaire aux migrants. On a dit le caractère virtuel d’une telle communauté. De plus, malgré une prévalence élevée, l’incidence in situ ne permettrait probablement pas de décliner efficacement le principe de prévention par le soin, en dehors de la prévention positive. De fait, le centre accueille de plus en plus de personnes migrantes séropositives avec lesquelles la sexualité peut être travaillée. Il reçoit également des migrants gays, qui n’avaient jamais eu auparavant la possibilité d’évoquer leur sexualité. Le modèle semble donc être valide, dans le périmètre de ses objectifs.

Quels centres de santé sexuelle pour demain ?

Nous pensons qu’il y a lieu de multiplier, au moins dans les grandes villes, les lieux polyvalents du type du 190, dont la spécificité première est la pratique du soin et de la prescription. Si le 190 est prêt à s’exporter, les difficultés structurelles restent importantes.

Le 190 s’est constitué en centre de santé polyvalent en alternative à l’exercice libéral qui impose la rentabilité (et pas l’équilibre) au moyen du paiement à l’acte unique, la séparation des métiers, l’impossibilité de faire intervenir des non professionnels de santé et de recevoir des aides. Le centre de santé constituait la seule structuration possible, permettant d’adosser la structure sur une association importante, Sida Info Service, conformément à son éthique. La pérennité n’est pas assurée, en l’absence quasi totale de financement public, dont on espère qu’elle prendra fin avec la déclinaison du Plan national. Mais l’équilibre dépend également de l’activité et, à ce titre, la situation particulière de l’Ile-de-France est singulière, par l’importance de son bassin de population comme par l’activité de son épidémie. Sans ces deux éléments, il est difficile d’imaginer qu’une structure créée de novo puisse être viable.

Nous avons plaidé depuis longtemps l’évolution nécessaire des CDAG. Ils ont peu évolué depuis leur conception, et ne répondent plus à la réalité de l’épidémie. Inversement, certains CDAG réunissent des compétences humaines importantes qui ne sont pas assez sollicitées. L’évolution en Ciddist est une avancée qui a ses limites. L’anonymat qui ne permet pas de suivi individuel (or, c’est dans la durée que la pertinence de la prévention par le soin peut s’affirmer), et il est illusoire de penser que des équipes confrontées exceptionnellement aux IST comme à la séropositivité, puissent acquérir l’expertise nécessaire. En outre, les personnes séropositives n’y ont pas vraiment leur place.

Le besoin d’une volonté politique forte

Il serait probablement temps de mieux concentrer les moyens pour renforcer les structures susceptibles d’évoluer efficacement pour mieux orienter l’offre vers les personnes les plus concernées par l’épidémie. Le contexte de généralisation du dépistage le permet. Mais cela n’est pas simple. Les CDAG hospitaliers restent hospitaliers, donc non communautaires, et les CDAG «de ville» dépendent souvent des Conseils généraux, dont les compétences se limitent à la prévention. En outre, les professionnels qui y travaillent sont injurieusement sous-payés, et cela a facilité la fuite des talents. Il faudrait donc une volonté politique forte, nationale et locale, pour que les CDAG puissent devenir les centres de santé sexuelle qu’ils ont vocation à devenir depuis plusieurs années.

On peut alors rêver d’une union sacrée, qui permettrait d’aménager, dans des lieux existants et identifiés (des consultations hospitalières, des CDAG, des centres de santé déjà existants) des consultations de santé sexuelle, qui prendraient aussi en compte les personnes séropositives, avec des horaires d’ouverture adaptés aux personnes qui travaillent, qui fédéreraient les savoir-faire des professionnels du lieu d’accueil et d’intervenants venus de la ville, de l’hôpital, et des associations. Ceci suppose à l’évidence une approche militante, parfaitement compatible avec le professionnalisme. Le sida en son temps a fait évoluer de façon remarquable la conception même du soin. Peut-être le moment est-il venu de renouer avec l’histoire.