Tribune — Pénaliser au lieu de lutter contre le sida?

Cet article, signé par Éric Fleutelot avec Florence Thune et Marc Dixneuf, tous trois de Sidaction, a été précédemment publié sur Yagg.com.

Au cours des dernières semaines, en France et en Allemagne, les médias se sont fait l’écho de deux procès visant des personnes séropositives. Ces deux procès sont les exemples les plus récents d’une tendance à la pénalisation de la transmission du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. en Europe. Et comme lors de précédents procès, les associations de lutte contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. se sont élevées contre la pénalisation de la transmission du VIH.

Les médias, très majoritairement, ont présenté les faits de manière très partiale, très manichéenne avec les victimes d’un côté (en l’occurrence celles ou ceux qui ont porté plainte) et les condamnés de l’autre (trois ans de prison, dont six mois ferme pour le footballeur breton pour « administration de substances nuisibles ayant entraîné une mutilation ou une infirmité » et deux ans avec sursis pour la chanteuse allemande pour « coups et blessures aggravés »). Mais à cette occasion, point de débat, qui permettrait de comprendre si, lors de ces procès, la lutte contre le sida progresse ou bien régresse.

L’ambiguïté des médias

Tout d’abord, la couverture médiatique de ces procès peut amener plusieurs réflexions. Pourquoi les médias choisissent-ils de révéler le nom des accusés (ce fut le cas en France comme en Allemagne) mais de veiller le plus possible à protéger l’identité des accusateurs? France 2, par exemple, a réalisé une interview de l’accusatrice du footballeur breton en ombre chinoise mais avait dépêché un reporter au tribunal où l’on voit l’accusé. Pour la chanteuse allemande, son visage apparaît partout, ainsi que son nom et toute sa vie d’ailleurs, certainement parce qu’elle est célèbre. Pourquoi les médias font-ils le choix de lever l’anonymat des accusés, sans manifestement en mesurer les conséquences? Se rendent-ils compte qu’ils aggravent ainsi la sentence prononcée par un tribunal, y compris quand celui-ci ne prononce pas de peine contre l’accusé? Ainsi, le footballeur explique avoir été exclu de son club de foot (Dinard) après que son statut sérologique a été révélé par les médias lors du procès en première instance, lequel d’ailleurs ne l’avait pas reconnu coupable!

Par ailleurs, les médias se sentent toujours plus au moins obligés de ponctuer la relation des faits par une interview ou un commentaire d’une association de lutte contre le sida. Cela a été le cas en France et en Allemagne au cours des deux dernières semaines. Mais, hormis dans le cas de la Radio Suisse Romande, fort peu de temps est accordé aux militants associatifs qui se voient contraints de donner une opinion en moins de 30 secondes sur un sujet assez complexe. Fatalement, les propos retenus au montage sont parfois caricaturaux, angéliques et, hélas, trop souvent incompréhensibles pour le public.

Une unanimité contre la pénalisation de la transmission du VIH

Il pourrait pourtant être utile de rappeler que les experts les plus divers de la lutte contre le sida, du juge constitutionnel Sud-Africain Edwin Cameron au programme des Nations Unies contre le sida, Onusida, de Sidaction au Groupe Sida Genève, s’accordent tous, sur une opposition à la pénalisation de la transmission, et s’opposent bien entendu à la mise en place de lois répressives en la matière. Pourquoi? Essentiellement parce que toutes et tous considèrent que la pénalisation de la transmission du VIH est une entrave sérieuse à la lutte contre le sida.

En quoi pénaliser la transmission du VIH nuirait-il à l’efficacité de la lutte? Après tout, on pourrait penser que, craignant les foudres de la justice, les personnes séropositives agiraient avec plus de circonspection lorsqu’elles ont des rapports sexuels, comprenant ainsi que la protection de la société contre la propagation du virus repose d’abord sur elles-mêmes.

Si cette assomption est réelle pour beaucoup et notamment pour le système judiciaire, elle est en revanche fausse d’un point de vue de la santé publique, car elle ne prend pas en considération la réalité de la vie avec le VIH.

Vivre avec le VIH

Hélas, il faut être soi-même séropositif pour expérimenter la difficulté de la vie quotidienne avec le VIH. Il y a tout d’abord cette incertitude permanente sur son état de santé, sur son futur: vais-je vivre? Combien de temps encore? Autant de questions existentielles que tout le monde se pose à un moment ou à un autre dans sa vie mais que les personnes vivant avec le VIH (comme toutes celles atteintes d’une maladie mortelle) se posent régulièrement, avec une acuité renforcée lors des examens médicaux, lors de l’apparition d’une infection opportuniste ou d’une co-infection ou bien encore lorsqu’un taux de CD4+ s’affaisse ou qu’une mesure de la charge viraleCharge virale La charge virale plasmatique est le nombre de particules virales contenues dans un échantillon de sang ou autre contenant (salive, LCR, sperme..). Pour le VIH, la charge virale est utilisée comme marqueur afin de suivre la progression de la maladie et mesurer l’efficacité des traitements. Le niveau de charge virale, mais plus encore le taux de CD4, participent à la décision de traitement par les antirétroviraux. repart à la hausse!

Il y a aussi l’annonce de sa séropositivité. Si chaque être humain doit demeurer libre de partager avec qui il l’entend la réalité de son état de santé (c’est un droit fondamental, le secret médical est même là, dans toutes les sociétés, pour protéger ce droit), force est de reconnaître que cela se pose de manière plus dramatique pour les personnes séropositives. Tout d’abord parce que le dire, à ses amis, à sa famille, sur son lieu de travail, à sa banque, etc., expose à un réel risque de discrimination, de nombreux exemples sont là pour témoigner que ce risque n’est pas du tout hypothétique ou rare.

Pas étonnant dès lors que l’isolement soit une des caractéristiques les plus partagées des personnes vivant avec le VIH en France. Les exemples de personnes qui ont perdu leur travail après avoir dit qu’elles étaient séropositives, les exemples de familles qui refusent de parler à l’un de leurs enfants parce qu’il est séropositif, les exemples de prêts bancaires repoussés, de demandes de logement recalées, de services médicaux ou funéraires refusés ne manquent pas. Depuis l’apparition du VIH, la discrimination et la stigmatisation des séropositifs sont une caractéristique majeure de cette épidémie.

Évoquons également l’aventure amoureuse et les rapports sexuels. Lorsqu’on se sait séropositif et que l’on rencontre un ou une nouvelle partenaire, que l’on pense que ce sera pour la vie ou pour la soirée, il est bien difficile de définir le bon moment pour parler de sa séropositivité. Le dire trop vite, c’est prendre le risque de se faire « jeter » et le dire trop tard, c’est aussi prendre le risque de décevoir l’autre qui estime qu’il ou elle aurait dû savoir plus tôt. Vraisemblablement il n’y a pas de bon moment. Ou plutôt, le bon moment est quand on le dit. Et ajoutons que certaines personnes, sur ce sujet, confondent parfois « utilisation du préservatif » et « dire sa séropositivité ». Rappelons donc qu’une écrasante majorité des personnes vivant avec le VIH utilise des préservatifs régulièrement.

Que des personnes vivant avec le VIH, qui connaissent leur statut sérologique, connaissent des périodes de déni de leur infection, cela n’a rien d’extraordinaire. C’est même décrit dans la littérature scientifique comme une phase classique après la révélation de son propre statut sérologique. Il est vrai que certains dépassent très rapidement ce stade. D’autres mettront plus de temps à commencer à « assumer » leur statut. Mais tous ceux qui ont, bénévolement ou pas, choisi d’accompagner des personnes vivant avec le VIH ont déjà rencontré des personnes qui étaient en couple et qui n’arrivaient pas à parler de leur séropositivité à leur partenaire, par peur des représailles, par honte, par déni… C’est d’ailleurs tout le travail des professionnels de santé et du secteur psychosocial ainsi que des acteurs associatifs que d’accompagner ces personnes pour qu’elles aient enfin le courage et la force de dire. Et ces personnels se souviennent toujours que celui ou celle qui ne parvient pas à parler, y compris lorsque plane le spectre d’une possible transmission, mérite encore plus d’appui et de réconfort; tout comme celui ou celle qui vient d’apprendre sa séropositivité et qui ressent, vis-à-vis du partenaire qui lui a potentiellement transmis, un sentiment fort de colère et de révolte, mérite également d’être soutenu, réconforté et accompagné.

Une responsabilité partagée, entière pour chacun

Si les experts de la lutte contre le sida s’opposent à la pénalisation de la transmission, c’est essentiellement parce qu’elle fait reposer la responsabilité de la transmission sur les seules épaules des personnes vivant avec le VIH. En condamnant certaines personnes séropositives suite à la plainte d’autres personnes séropositives, ces procès font croire que certains sont plus responsables que d’autres dans la transmission du VIH. Alors qu’il serait certainement plus efficace d’affirmer que les deux partenaires sont à égalité responsables, sans hiérarchie et sans implication juridique. C’est le concept de responsabilité partagée, partagée dans le sens où elle n’est pas divisée en deux, mais au contraire entière pour chacun.

D’un point de vue moral, bâti sur le sens commun, cette hiérarchie existe au détriment des personnes vivant avec le VIH. Mais pour être juste, moral, faudrait-il encore se détacher du sens commun et observer la réalité de la vie avec le VIH. Les personnes vivant avec le VIH ne veulent pas transmettre le VIH et vivent même dans la crainte de le transmettre. À tel point que beaucoup décident de ne plus avoir de sexualité, même s’ils savent que le préservatif empêche la transmission du virus. Les périodes d’abstinences sexuelles, notamment après l’annonce de la séropositivité, sont elles aussi une réalité de la vie des séropositifs.

En revanche, en désignant les personnes séropositives qui connaissent leur statut sérologique comme plus responsables de la prévention que les personnes qui ignorent leur statut sérologique ou bien qui sont séronégatives, ne prend-on pas le risque de favoriser l’évitement du dépistage? Le dépistage des personnes infectées, en France comme dans les pays à forte prévalence comme en Afrique, est le principal problème aujourd’hui. Un trop grand nombre de personnes ignorent leur séropositivité, et continuent ainsi à en infecter d’autres et à évoluer vers la maladie. La plupart des nouvelles infections à VIH sont le fait de transmissions liées à des personnes qui ignoraient leur statut sérologique: voilà le défi de la lutte contre le sida. C’est aujourd’hui la principale raison pour expliquer la dynamique de l’épidémie en France. Inciter au dépistage, favoriser l’accès aux soins, c’est agir pour la prévention. Tout d’abord parce que les personnes infectées qui le savent ont largement plus tendance à se protéger que les personnes qui ignorent leur statut sérologique (affirmons-le puisque c’est prouvé, les personnes vivant avec le VIH sont très majoritairement d’exemplaires acteurs de prévention, ce qui ne veut, bien entendu, pas dire qu’elles le sont toutes, tout le temps et systématiquement). De plus l’on sait aujourd’hui, que dans certaines circonstances précises, les personnes vivant avec le VIH sous traitement et dont la réplication virale est depuis plusieurs mois contrôlée, en l’absence d’autres pathologies notamment de la sphère génitale, ont fort peu de risque de transmettre le VIH.

Une pénalisation inefficace

Depuis que la pénalisation de la transmission se répand dans le monde, il n’a pas pu être démontré que les condamnations aient eu un impact quelconque en matière de santé publique (ni même que ces condamnations aient jamais réparé le dommage subi ou apaisé la colère de celles et ceux qui portent plainte.) La question qu’il faut se poser, c’est de savoir si ces récents procès vont convaincre les personnes séropositives qui n’arrivent pas à parler de leur séropositivité à leurs partenaires de franchir le pas. Ou que celles qui n’arrivent pas à imposer le préservatif dans leurs rapports sexuels peuvent mieux le faire. Ou bien, de peur d’être poursuivies, vont-elles au contraire encore plus s’enfoncer dans un déni qui met en danger d’autres personnes et elles-mêmes également.

Finalement, ces procès ne renforcent-ils pas la discrimination dont on a vu plus haut qu’elle contribuait à rendre les personnes vivant avec le VIH moins fortes pour affronter leur destin, y compris leurs devoirs? Les manchettes des journaux parlent d’elles-mêmes: les séropositifs sont présentés comme vecteurs de propagation de l’épidémie. Il est alors aisé pour les juges, le public, les politiques de raisonner ainsi: il suffit de combattre les séropositifs pour agir contre l’épidémie. Exactement le contraire de ce que la lutte contre le sida a cherché à construire au cours des 25 dernières années.

Le blog de l’expert anglais Edwin J. Bernard recense environ 600 procès ayant conduit à une condamnation pénale de personnes vivant avec le VIH. C’est tout de même fort peu au regard du nombre de contaminations par an dans le monde, environ 2,7 millions dont 2,4 millions d’adultes. L’analyse de E. J. Bernard est que dans la très grande majorité de ces procès (même s’il y a des cas de transmission volontaire patents avec une volonté criminelle de nuire), il n’y avait pas d’intention évidente de transmettre le VIH, et parfois même pas de transmission effective du virus.

Le sens du droit

Dans un État de droit, faire appel à un juge lorsque l’on s’estime lésé est un droit fondamental. C’est aussi l’aboutissement d’un processus de civilisation qui a substitué le droit et la condamnation à la vengeance personnelle et à la punition. Lorsqu’il est question des cas de pénalisation de la transmission de l’infection à VIH, et des condamnations qui peuvent en découler, dire que cette pénalisation et ces condamnations constituent des obstacles à la lutte contre le sida, ce n’est pas refuser le droit des personnes vivant avec le VIH à s’adresser à un juge.

Au contraire, c’est redire le sens du droit. C’est souligner que le juge pénal, ce que les magistrats reconnaissent pour leur majorité, n’est pas un acteur de politique de santé. C’est rappeler que la condamnation de l’un n’est pas prononcée pour ses effets potentiellement dissuasifs sur le comportement des autres, mais bien la sanction d’une infraction commise par celui qui est condamné. C’est affirmer que vivre avec l’infection à VIH est quelque chose d’extrêmement compliqué dans notre société prétendument ouverte, et qu’un État de droit doit offrir au justiciable l’espace nécessaire pour expliquer cette complexité. C’est dire, enfin, que dans la situation d’une transmission sexuelle de l’infection à VIH, si l’on veut avoir une posture morale, mieux vaut-il prendre le temps nécessaire pour savoir de quoi l’on parle.

Surtout, c’est refuser le populisme pénal à l’œuvre depuis de nombreuses années, qui fait oublier le sens du droit, les objectifs que servent les magistrats et le sens de la peine. Les catégories de ce populisme, le bourreau et la victime, la punition « exemplaire », la malveillance nécessairement préméditée, s’accommodent mal d’un discours de prévention qui demande de la finesse. De même, le besoin de rapidité des médias et la caricature des protagonistes, corolaire inévitable de l’empressement, ne peuvent s’accommoder d’un discours de réalité qui va à l’encontre du sens commun: celui qui n’a pas su dire son infection à VIH est victime d’une société discriminante et stigmatisante.

Ces procès, et la pénalisation de la transmission du VIH, doivent nous inciter aussi à réfléchir d’urgence à la lutte actuelle contre le sida. Quelle place a été faite à la lutte contre les discriminations dont sont victimes celles et ceux qui vivent avec le VIH et qui ont choisi ou qui doivent partager cette information personnelle essentielle avec d’autres? Peut-on poser cette question: pourquoi ne voit-on pas de procès de ceux qui discriminent les personnes séropositives?

Mais surtout, cela devrait nous conduire à nous demander si nous ne sommes pas face à un échec relatif de la prévention. Certes, en France, l’épidémie n’est pas généralisée (hormis en Guyane). Mais tout de même, dans certaines populations, la dynamique de l’épidémie est très forte, c’est le cas chez les hommes homosexuels ou encore chez les hommes et les femmes hétérosexuels originaires d’Afrique subsaharienne. Le footballeur breton et la chanteuse allemande ne paient-ils pas le prix de notre échec collectif à mieux prévenir la transmission du VIH? Ne sont-ils pas des boucs émissaires? Il est aisé d’imaginer à quel point leur vie est détruite et combien il sera dur pour eux de surmonter cette épreuve. La lutte contre le sida contemporaine n’a pas su non plus renouveler son discours, et c’est bien son échec, pour tenir compte de l’évolution de la société où l’on utilise la justice pour tous les aléas de la vie. Dans une lutte contre le sida où historiquement les personnes infectées ont déclaré qu’elles vivaient avec le VIH et qu’elles n’étaient pas des victimes du sida, ces procès sont finalement le symptôme cruel d’une régression sinon de la lutte contre le sida, tout au moins du sens du droit dans notre société.