Perdus de vue — Ruptures de suivi médical en milieu africain: L’exemple de Kayes (Mali)

En matière de recherche sur les personnes sous traitement antirétroviral «perdues de vue», les enquêtes qualitatives demeurent l’exception. Menée à Kayes, au Mali, cette étude met en évidence que les logiques sous-jacentes aux ruptures de suivi sont à rechercher à trois niveaux : au niveau individuel, au niveau de la relation de soin et à celui de la structure de prise en charge.

Cet article a été publié dans Transcriptases n°143. L’auteur a proposé une présentation sur ce thème à la 5e Conférence francophone VIH/sida de Casablanca 2010.

Une observanceObservance L’observance thérapeutique correspond au strict respect des prescriptions et des recommandations formulées par le médecin prescripteur tout au long d’un traitement, essentiel dans le cas du traitement anti-vih. (On parle aussi d'adhésion ou d'adhérence.) inadéquate aux traitements antirétroviraux (ARV) – et, par conséquent, au suivi médical sans lequel aucune prescription d’ARV n’est envisageable – peut avoir des conséquences dévastatrices sur l’efficacité des traitements1Moatti JP, Spire B, Duran S, «Un bilan des recherches socio-comportementales sur l’observance des traitements dans l’infection à VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. : au-delà des modèles biomédicaux ?», Revue Epidémiologique et Santé Publique, 2000, 48, 182-97 et tend à accroître significativement les risques d’apparition de résistances2Bangdsberg DR et al., «Adherence to protease inhibitors, HIV-1 viral load, and development of drug resistance in an indigent population», AIDS, 2000, 14, 4, 357-66. Dans ce contexte, les personnes qui cessent brutalement de se rendre en consultation sans avis ni contrôle médical – considérées «perdues de vue» d’un point de vue thérapeutique – interrogent : pourquoi rompent-elles le suivi de leur infection ?

En dépit de l’intérêt et des enjeux multiples qu’elle revêt, cette question est encore peu documentée. Les ruptures de suivi médical font l’objet d’études essentiellement quantitatives visant à mesurer l’ampleur du phénomène et explorer les facteurs de risque exposants les patients à la perte de vue3Brinkhof M et al. for the ART-LINC of IeDEA collaboration, «Early loss of HIV-infected patients on potent antiretroviral therapy programmes in lower-income countries», Bulletin of the World Health Organization, 2008, 86, 7, 559-67,4Lanoy E et al., «How does loss to follow-up influence cohort findings on HIV infection ? A joint analysis of the French hospital database on HIV, Mortality 2000 survey and death certificates», HIV Medicine, 2009, 10, 236-45. Les recherches qualitatives demeurent quant à elles rarissimes. Celle que j’ai réalisée au Mali a fait l’objet d’une présentation au symposium sur les «perdus de vue», à la 5e conférence francophone sur le VIH/sida5Symposium «perdus de vue», organisé par Solthis (Solidarité thérapeutique et initiatives contre le sida) le 28 mars 2010. Je propose ici un résumé des résultats présentés.

Ces résultats s’appuient sur une étude anthropologique réalisée en 2008-2009 à Kayes. Petite ville située à l’ouest du Mali, Kayes abrite la principale structure de prise en charge des personnes vivant avec le VIH (PVVIH) de la région. Les ARV y sont disponibles et gratuits depuis 2004. Depuis, le nombre de patients suivis ne cesse d’augmenter, passant de 124 en 2003 à près de 1600 en 2008. Les PVVIHPVVIH Personne vivant avec le VIH sous ARV y sont suivies mensuellement pendant les premiers mois de traitement, puis tous les deux, voire trois mois. Fin 2007, 14,3% des 1580 PVVIH suivies à l’hôpital n’étaient pas venues en consultation depuis trois mois à compter du dernier rendez-vous manqué.

Compte tenu de l’impossibilité de rencontrer ces «perdus de vue» dont on a, par définition, aucune trace, j’ai orienté mon étude sur les personnes qui, à l’issue d’une interruption de suivi médical de plusieurs mois consécutifs, voire plusieurs années, ont repris le suivi de leur maladie. L’enquête a été conduite par observations et entretiens auprès de PVVIH, soignants et autres acteurs, associatifs et institutionnels, impliqués dans la prise en charge à Kayes.

Des comportements d’arbitrage face à une pluralité de contraintes

Les interruptions de suivi médical des PVVIH ne résultent ni d’un choix délibéré, ni d’une décision formelle des individus. Elles constituent une réponse à un ensemble de contraintes normatives souvent contradictoires. Elles sont donc à considérer comme des comportements d’arbitrage et non comme une déviance des patients vis-à-vis de la norme médicale6Lerner B, «From careless consumptives to recalcitrant patients : the historical construction of non compliance», Social Science and Medicine, 1997, 45, 9, 1423-31.

L’étude montre que les logiques sous-jacentes aux ruptures de suivi sont à rechercher à trois niveaux : au niveau individuel, au niveau de la relation de soin et à celui de la structure de prise en charge.

Au niveau individuel : 
des tensions entre contraintes du suivi et contexte de vie

Les individus rencontrés sont confrontés à des tensions entre les contraintes du suivi médical et celles de leur vie sociale et économique. Le suivi médical exige de s’extraire de l’espace familial et/ou professionnel pendant des durées variables de quelques heures à quelques jours consécutifs. Cette disponibilité et l’autonomie requise s’avèrent peu compatibles avec la présence assidue exigée sur le lieu de travail et/ou l’implication dans la vie du foyer, dans un contexte où la pression familiale et le contrôle social sont forts. De même, la stricte organisation du temps qu’impose le suivi est parfois difficilement compatible avec la temporalité locale, soumise à divers impondérables. Le suivi nécessite par ailleurs des frais qui, pour des familles à ressources limitées, sont problématiques. Les PVVIH rencontrées doivent ainsi composer au coeur d’un ensemble de contraintes qu’il est souvent difficile d’articuler. Comment s’adaptent-elles à ces tensions ?

Dans un contexte de stigmatisation de l’infection, la majorité des PVVIH structurent leur quotidien autour du maintien du secret de la maladie. Dès lors, ces PVVIH sont amenées à négocier avec leur entourage ou leur employeur la possibilité de s’absenter. Elles dissimulent les véritables raisons de leur absence, soit en imputant à une autre origine les raisons de consulter un médecin, soit en attribuant à leur déplacement à Kayes une autre cause, telle qu’une commission à faire en ville. Ces tactiques ne sont cependant pas pérennes. En user trop régulièrement, c’est risqué d’être suspecté, voire de devoir dévoiler sa séropositivité.

Abdoulaye, père de famille, ouvrier, qui vit et travaille à 50 km de Kayes, prend des congés pour se rendre en consultation à l’insu de son employeur. Cette solution ne s’avère cependant envisageable qu’à court terme car, comme il l’explique : «Si, chaque mois, tu prends trois jours de permission, ils vont dire que tu n’es pas régulier au boulot. (…) Si tu n’es pas régulier dans ton contrat de travail, ça veut dire que tu n’es pas efficace. (…) tu risques de perdre ton contrat.»

Feintes et dissimulations se succèdent, mais de tels bricolages échouent sur la durée. Les individus procèdent alors à une hiérarchisation des risques : à court terme, la rupture de suivi est perçue peu risquée, comparativement au risque d’être licencié ou de révéler sa séropositivité. La recherche d’efficacité sociale prime alors sur la recherche d’une efficacité thérapeutique et se solde par une interruption de suivi médical.

La collaboration soignant-soigné à l’épreuve de la prééminence des logiques biomédicales

L’examen des comportements des soignants, de leurs représentations et leurs attitudes relatives à la gestion des patients qui ont connu une interruption de suivi médical montre que certains véhiculent une vision très normative des prescriptions médicales.

Ces soignants disent indiquer le «meilleur chemin», «la bonne voie» à leurs patients. Plus que des recommandations, ce sont des conduites à suivre qui sont édictées. La norme médicale s’érige en loi. En conséquence, les patients qui ne suivent pas les recommandations sont perçus comme déviants, vivant ainsi dans la «clandestinité». Certains sont qualifiés de «rebelles». Face à eux, les soignants adoptent des attitudes qui varient selon la perception qu’ils ont des causes de la rupture de suivi.

Si les ruptures sont perçues légitimes puisque liées à des difficultés «objectives» (problèmes financiers, transport…), les soignants s’avèrent compréhensifs et conciliants. Mais, dès lors que ces causes sont perçues illégitimes puisque relevant d’un «manque de volonté» du patient, les soignants adoptent des attitudes coercitives. Le mode de communication est alors basé sur les remontrances et la culpabilisation, rendant tout dialogue difficile, compromettant la collaboration soignant-soigné et enfin, renforçant l’asymétrie de la relation.

Symboliquement, la maladie et ses contraintes médicales s’intègrent brutalement dans la vie des individus puisque formulées comme autant de nouvelles normes auxquelles se conformer et finalement, autant de difficultés qui se rajoutent à celles préexistantes.

Si lesdites recommandations sont évidemment mentionnées pour le bien des patients, leur formulation est néanmoins déterminante dans leur acceptation par les patients. Certaines attitudes des soignants ne permettent pas aux patients de se réapproprier leur maladie et d’acquérir une autonomie dans la gestion de leur infection. Cette autonomie est pourtant nécessaire pour s’astreindre au suivi de l’infection.

Pénurie des ressources humaines et difficultés organisationnelles :
une entrave au suivi régulier

Compte tenu de l’organisation spécifique de la prise en charge à Kayes – les consultations ont lieu le matin, trois jours par semaine ; le laboratoire d’analyse est ouvert deux jours par semaine et pas nécessairement les jours de consultation -, les PVVIH sont contraintes de consacrer souvent plusieurs jours consécutifs au suivi de leur infection.

Le parcours de Mme Diallo, jeune mère de famille résidant à une cinquantaine de kilomètres de l’hôpital, est éloquent. Elle doit se rendre en consultation un lundi matin. Elle quitte son village la veille. A 6h30 le lundi, elle s’inscrit sur la liste des patients pour pouvoir être reçue dans la matinée, puis attend son tour. Il est 10 heures quand Mme Diallo entre en salle de consultation. Aucune plainte à signaler, le médecin renouvelle son ordonnance. Quelques minutes plus tard, Mme Diallo sort de la consultation et se rend à la pharmacie. Elle y trouve porte close. Elle attend. Le pharmacien arrive vingt minutes plus tard. La patiente obtient ses ARV. Il est 11 heures, Mme Diallo peut alors rentrer chez elle. Elle peut espérer arriver en fin de journée dans son village. Cette seule consultation lui aura pris 24 heures… Et c’est le strict minimum.

Car, pour Monsieur Ba, le séjour à Kayes est prolongé. Il quitte son village le dimanche pour se rendre en consultation le lundi. Le médecin lui prescrit alors des analyses de sang. Il est donc contraint de rester à Kayes pour se rendre jeudi matin au laboratoire. Les résultats lui sont délivrés le lendemain, vendredi. Il s’empresse alors de les donner au médecin. Rien à signaler, monsieur Ba peut rentrer chez lui. Il aura passé près d’une semaine à Kayes.

L’exposé de ces parcours suffit sans doute à monter que le suivi médical des PVVIH à Kayes relève souvent d’un réel «parcours du combattant», difficile à assurer de façon régulière et durable.

Par ailleurs, la pénurie de médecins prescripteurs d’ARV et, parallèlement, l’accroissement du nombre de PVVIH suivies, génèrent une surcharge de travail des soignants. Celle-ci met elle-même en péril la qualité de l’offre de soin. Car, malgré des adaptations locales à ces contraintes structurelles (délégation des tâches…), les conditions du suivi régulier et durable des PVVIH ne sont pas réunies. Consultations médicales écourtées, médecin absent non remplacé, prescription d’ARV standardisée, ne permettent pas aux soignants d’optimiser une prise en charge globale et individualisée, et aux soignés de s’approprier leur maladie. L’incapacité du système de soin à assurer les ressources humaines suffisantes constitue ainsi un terrain propice aux ruptures de suivi.

Vers une approche globale de l’inobservance au suivi médical

Aborder la question des ruptures de suivi médical à partir des pratiques non seulement des patients sur lesquels pèse cette exigence médicale, mais aussi des soignants et de la structure de prise en charge, permet de mettre en exergue les liens entre ces trois pôles, liens à la fois fondateurs et explicatifs de cette inobservance. Ces quelques résultats soulignent ainsi la complexité d’un phénomène qui résulte d’un faisceau de logiques multiples et évolutives, toujours en interaction. Enfin, ils invitent à une approche globale des ruptures de suivi prenant en compte l’interaction entre les trois pôles identifiés.