Santé publique — Vaccin contre la grippe A (H1N1) et crises sanitaires : les Français sont-ils irresponsables?

Face à l’épidémie de grippe A, les Français ont bénéficié d’un double privilège : stock suffisant de vaccins et expansion des cas tardive. Ils ont pourtant hésité à se faire vacciner. Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène, nous éclairant au passage sur la réalité d’une grande crise sanitaire.

Cet article a été publié dans Transcriptases n°142.

Pour la première fois dans l’histoire des crises sanitaires modernes, alors qu’une nouvelle épidémie s’étend et fait des victimes, en particulier chez les enfants et les jeunes, nous disposons d’un vaccin efficace pour prévenir la maladie et éviter sa propagation. La France est particulièrement privilégiée pour deux raisons. D’une part elle a acheté un nombre suffisant de vaccins pour protéger à terme l’ensemble de sa population en commençant par les personnes les plus à risques de développer des formes graves. D’autre part, notre pays a été touché tardivement, ce qui nous permet de disposer de vaccins au moment ou l’infection s’étend et entraîne des décès. A première vue, la situation pourrait sembler idéale. Qui n’a pas rêvé d’une telle situation lors de l’irruption du SRAS ou de la pandémie du sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. ?

Et pourtant les Français ont hésité à se faire vacciner. Même dans les hôpitaux qui reçoivent les patients grippés, la couverture vaccinale des soignants a difficilement atteint 20%. Les dirigeants ont été critiqués pour n’avoir pas su établir la confiance avec la population. Les experts ont été taxés de connivence avec l’industrie pharmaceutique. La ministre de la santé Roselyne Bachelot, qui avait su préserver la confiance des Français en montrant sa capacité à gérer la crise grâce à son sens politique, des décisions mesurées et une communication claire et transparente, n’a pas été pas non plus épargnée.

Les Français sont-ils irresponsables ? La question pourrait se poser car ni les Américains ni nos voisins européens n’ont semblé réagir de la même manière. Non, les Français ne sont pas irresponsables. Nos concitoyens, relayés par la presse, se posent des questions qui prennent largement racine dans l’histoire récente des crises sanitaires.

Première question : les pouvoirs publics sur-réagissent-ils ?

A-t-on affaire à une simple épidémie de grippe ou à une véritable crise sanitaire ? Le débat est important. Comment comprendre toute cette agitation politique et médiatique et ces millions d’euros dépensés si tout compte fait, il s’agit d’une simple grippe, c’est-à-dire un phénomène banal qui survient chaque année et pour lequel seules les personnes les plus âgées et les plus fragiles sont habituellement invitées à se faire vacciner ?

Les crises sanitaires surviennent lors de l’irruption visible d’un phénomène inhabituel dont l’évolution est incertaine et imprévisible. La grippe A (H1N1) rentre incontestablement dans cette catégorie d’événement, même si on peut penser qu’un tel phénomène n’aurait pas été détecté et n’aurait pas généré de crise il y a seulement dix ans. C’est la mise en évidence de syndromes grippaux inhabituellement sévères chez de jeunes adultes qui a été à l’origine de la première alerte au Mexique en avril 2009 et a permis l’identification rapide d’un nouveau virus. Plus de 6 mois après, toutes les publications scientifiques récentes confirment cette première observation. Même si les décès restent en nombre limité, le nombre de morts infantiles liées à la grippe H1N1 est déjà, aux Etats-Unis, plus du double de celui d’une grippe saisonnière. L’ampleur de l’épidémie semble par contre devoir être relativisée, en partie en raison de l’existence d’une immunité partielle parmi la population la plus âgée vis-à-vis de ce virus, somme toute un peu moins nouveau qu’il le paraissait.

S’il s’agit bien d’une crise sanitaire, comment alors comprendre l’hésitation initiale des Français à se faire vacciner ? Simplement parce que la plupart des infections étant bénignes et la mortalité liée à ce nouveau virus grippale étant faible, la menace perçue par les autorités internationales, grâce à des systèmes de détection de plus en plus sensibles, est peu perceptible à l’échelon du public pour qui cette épidémie ressemble à s’y méprendre à une banale grippe. Au début de la campagne de vaccination, début novembre en France, peu de gens, y compris parmi les professionnels, avaient été confrontés de près à une forme grave ou à un décès chez un sujet jeune. Les médecins hospitaliers des services directement impliqués dans la prise en charge des patients ont dans leur ensemble largement adhéré à la vaccination, non pas tant sur la base de leur expérience personnelle que sur celle de l’ensemble de leurs collègues à l’échelon planétaire, véhiculée en temps réel par les journaux scientifiques en ligne. Fin novembre, lorsque les médias ont montré les images de jeunes patients hospitalisés en réanimation en France, la perception de l’épidémie s’est brutalement modifiée et les centres de vaccination ont été assaillis tout comme l’avaient été ceux des Etats-Unis après la publication des chiffres de mortalité infantile américaine.

Bien sûr, avec le recul, l’achat de 120 millions de doses peut sembler disproportionné par rapport au besoin réel. Mais peut-on reprocher aux pouvoirs publics cet excès de précaution ? L’«imprévisible» est constitutif des crises sanitaires. Celles-ci prennent en défaut les scientifiques incapables de les prévoir et désarçonnent les politiques obligés d’agir et de communiquer dans l’incertitude. Au fond, s’il est vrai que «gouverner, c’est prévoir», les pouvoirs publics se voient confrontés à un paradoxe : il s’agit pour eux de «gouverner l’imprévisible». Les premières crises sanitaires du XXIe ont introduit une difficulté supplémentaire liée à leur vitesse de diffusion à travers la planète et à leur ampleur. Face à elles, trouver la juste réaction relève d’un pari. Et dans ce domaine, la sous-réaction initiale est plus risquée pour la population et les responsables, et plus difficile à corriger. C’est un des enseignements essentiels des crises récentes, notamment de la canicule en France, du SRAS au Canada et en Chine, de l’ouragan Katrina aux Etats-Unis. La minimisation du risque a été aussi à l’origine d’erreurs dramatiques lors de la crise du sang contaminé ou de la vache folle. Ces traumatismes passés influencent largement la réaction des Etats aujourd’hui.

Deuxième question : les médias fabriquent-ils la crise ?

Face à la grippe A (H1N1) de 2009, nombreux sont les commentateurs qui ont dénoncé l’emballement médiatique. Or, les médias n’ont fait que répercuter le seuil d’alerte et de réactivité du système sanitaire.

L’histoire des crises sanitaires est aussi l’histoire d’une baisse continuelle du seuil d’alerte du système sanitaire. Par exemple, la surveillance en direct de la mortalité liée aux infections respiratoires a été mise en place dans de nombreux pays en réponse au SRAS. Aupara­vant, les chiffres de mortalité n’étaient connus que plusieurs années après l’événement et diffusés de façon confidentielle, ce qui explique que la pandémie grippale 1969 (30000 décès en France) n’ait pas déclenché de crise. Autre exemple : la canicule en 2003 n’a pas déclenché de crise dans les pays ou la surmortalité n’a pas été détectée au moment de l’événement.

Les crises passées modifient aussi les exigences de l’opinion publique à l’égard des autorités en même temps qu’elle la familiarise avec les moyens de prévention et de traitement. Comme on l’a vu lors de la canicule, les morts qui étaient perçues il y a trente ans comme des «morts naturelles» ou au moins «liées à la fatalité» deviennent des «morts évitables». Ainsi, le dispositif de lutte contre la grippe A (H1N1) est sur le point de modifier le rapport du public et des professionnels à la grippe saisonnière, et finira sans doute par abaisser le niveau de tolérance du public face à une infection considérée jusqu’à présent comme très banale et ne nécessitant pas de traitement ni de précautions d’isolement.

Au-delà de ces explications, la réactivité actuelle des pouvoirs publics est aussi révélatrice d’une modification profonde dans l’appréhension du phénomène des crises sanitaires. Dans les années 1980-90, les crises du sang contaminé et de la vache folle avaient incité les autorités à renforcer les moyens d’expertise des risques notamment par la création des Agences de sécurité sanitaire, et à prôner le principe de précaution en situation d’incertitude scientifique. L’objectif était de se mettre à l’abri des futures crises. «L’un des objectifs majeurs de la précaution est bien de prévenir les crises», peut-on lire dans un rapport remis au premier ministre en 19991«Principe de précaution», Ph Kourilsky, Ed. Odile Jacob, p. 54. «Les crises résultent d’événements qui ne sont ni totalement inattendus ni totalement inévitables» peut-on aussi lire2A. Moreile. S’il y a crise, c’est qu’il y a une erreur, voire un ou des coupables.

Le SRAS, première pandémie du XXIe siècle, a constitué un véritable tournant dans l’histoire des crises. Il a traversé la planète en quelques jours à partir d’un seul patient, le Dr K, qui avait séjourné dans un hôtel international à Hong Kong, et avait contaminé des voyageurs repartis les jours suivants dans leur pays par avion. Ni les pandémies des siècles précédents, ni le sida ou la vache folle n’avaient eu cette rapidité. Les premières, en raison de l’absence ou de la faible intensité des voyages aériens, les secondes en raison des modalités de transmission. L’émergence brutale de ce nouveau virus capable de se diffuser en quelques jours et d’entraîner une crise mondiale a révélé «la vulnérabilité des sociétés modernes face aux risques infectieux» (selon les termes de l’OMS en 2007) et mis un terme à l’illusion de la prévention des crises sanitaires, qui sont apparues aussi inévitables que l’émergence de ces nouveaux risques infectieux. Le SRAS a aussi révélé l’impréparation des Etats, notamment la Chine et le Canada qui étaient en première ligne, à faire face à une crise sanitaire brutale et imprévue. La crise de la canicule en France, elle aussi d’une exceptionnelle violence, a été, comme le SRAS au Canada, le révélateur de cette totale impréparation. A la suite du SRAS et en France de la canicule, confrontés à l’inévitable, les responsables et les experts qui les conseillaient, largement désarçonnés, ont cherché à anticiper la prochaine crise. La prédiction faite en janvier 2004 par les experts virologues de la probable mutation à brève échéance du virus grippal aviaire H5N1 circulant en Asie du Sud-Est en un virus pandémique mortel, a amené la plupart des Etats, largement encouragés par l’OMS, à se préparer à une pandémie de grande ampleur. Les Etats les plus réactifs ont été ceux qui venaient d’être critiqués lors des crises précédentes. Les Etats-Unis ont ainsi largement accéléré leur préparation à la suite du passage de l’ouragan Katrina fin août 2005 et des critiques d’inertie qui l’ont suivi. La crise actuelle de la grippe A (H1N1) de 2009 est ainsi née de la conjonction de l’anticipation par les autorités sanitaires mondiales d’une pandémie meurtrière avec une référence incessante à la pandémie de 1918, et de l’apparition au Mexique d’un nouveau virus grippal. Paradoxalement, cette pandémie survenue là ou on ne l’attendait pas, et avec une virulence bien moindre que ce que l’on prévoyait, a aussi redémontré la nature totalement imprévisible des risques infectieux et donc des crises sanitaires qui peuvent en résulter.

Troisième question : peut-on faire confiance aux décideurs en cas de crise sanitaire ?

A la suite de la canicule, des efforts importants ont été faits pour améliorer la préparation de notre pays à des crises de grande ampleur, et un incontestable savoir-faire a été accumulé. Avec la préparation du plan de réponse à la canicule puis à la pandémie grippale d’origine aviaire, et l’engagement important des ministres de la santé successifs, la préparation de la France à une crise sanitaire de très grande ampleur n’a jamais été aussi poussée.

Une des évolutions majeures de ces dernières années a été de se préparer et de préparer la population au scenario du pire3«Tout gouvernement responsable doit se préparer au pire et espérer le meilleur» déclare le docteur Margaret Chan, directrice de l’OMS le 29 aout 2009 dans le Monde à prpos du H1N1 (interrogée par P Benkimoun), ce qui ne s’était jamais fait en matière sanitaire et était à l’opposé de toute la culture politique. On se rappelle que la secrétaire d’Etat Dominique Gillot s’était fait rappeler à l’ordre en 2000 pour avoir osé annoncer quelques dizaines de morts lors de la crise de la vache folle.

Cependant si les politiques ont su tirer les leçons des crises, le système de réponse aux crises n’a pas été revu en profondeur en France. «La confusion des organisations et les dysfonctionnements régulièrement pointés en ces matières s’expliquent par des conflits de compétences, des défauts de coordination, des lacunes en termes de procédures ou de ressources, des carences dans le pilotage mais aussi par le flou entourant un certain nombre de fonctions et de concepts clés du système de veille, de surveillance, d’alerte et de gestion des crises sanitaires», peut-on lire dans le rapport d’experts remis en 2006 au ministre de la santé à la suite de la crise du Chikungunya4«Rapport de la mission d’évaluation et d’expertise de la veille sanitaire en France», JF Girard,F. Lalande, LR Salmi, S. Le Bouler,L Delannoy,août 2006, p. 5.

Le résultat est que la cohérence de l’ensemble repose sur le responsable politique, c’est-à-dire le ministre, qui se trouve contraint de jouer un rôle de détecteur et de coordonnateur de l’urgence et de la crise. On voit ainsi des cabinets ministériels inflationnistes qui finissent par doubler systématiquement le rôle des experts techniques de l’administration, de peur que celle-ci ne soit pas assez réactive. L’intervention politique est constitutive de toute crise sanitaire importante. A l’inverse, l’intrusion systématique du politique dans toute décision technique n’est pas forcément souhaitable et a même été un des enjeux de la création d’agences sanitaires indépendantes. Il est bon que les responsabilités techniques et politiques soient bien identifiées, de façon à ce que la chaîne de décision soit claire et transparente pour le citoyen.

On peut penser qu’aujourd’hui la défiance de la population française vis-à-vis de la vaccination contre la grippe A est en partie liée à l’histoire de la vaccination en France et notamment celle de la crise de 1998 qui avait amené à suspendre la vaccination généralisée contre l’hépatite B soupçonnée d’entraîner des scléroses en plaque. Cette défiance pourrait aussi être aussi liéà l’absence de transparence pour le citoyen sur la chaîne de décision qui conduit aux recommandations vaccinales en cas de crise.

Pour le public, il est difficile de comprendre qui décide : la ministre, des experts, les agences de sécurité sanitaire créées pour garantir l’indépendance de l’expertise, ou bien encore le Directeur général de la santé ? Aux Etats-Unis, la responsabilité technique de la gestion de la crise est clairement assumée par le directeur du CDC qui tient des conférences de presse régulières, et répond aux questions techniques des journalistes. Cette communication technique de crise a fait défaut en France, et elle a été remplacée par des avis très contradictoires d’«experts» interrogés par les médias. Le CDC assure les fonctions de détection et de gestion des crises mais aussi celles d’information et de prévention de la population en dehors des crises. Il est ainsi identifié par la population comme une source crédible d’information, alors même que comme en France il a dû faire face à des campagnes anti-vaccinales violentes, notamment sur le lien supposé entre autisme et vaccinations de l’enfant. Le fait que le CDC recommande depuis quelques années la vaccination des jeunes enfants contre la grippe saisonnière, qui entraîne chaque année une centaine décès infantiles aux Etats-Unis, a pu aussi faciliter l’adhésion initiale de la population à la vaccination contre la grippe A. 

Quatrième question : l’argent qui sert à acheter le vaccin aurait-il pu être plus utile ailleurs (dans la lutte contre le cancer ou le sida par exemple) ?

Agir en situation d’incertitude scientifique est incompatible avec la mesure du risque et encore plus de celle du rapport coût/bénéfice. Pour Dominique Dormont, la sur-réaction est bien consubstantielle de l’incertitude : «Plus l’incertitude scientifique est grande et plus il faut agir large, quitte à réduire progressivement les précautions au fur et à mesure des connaissances.»5«Principe de précaution»,p. 350 et p. 355.

Le 25 août 2005, en pleine crise de la grippe aviaire, le président de la République demande au gouvernement d’«appliquer pleinement le principe de précaution» et ce afin que chaque Français «soit protégé ou puisse être soigné en cas d’apparition de la maladie. (…) Aucun obstacle, notamment économique ou financier, ne pourra être opposé à une mesure utile pour protéger la santé des Français.» Cette phrase résume l’attitude actuelle des pouvoirs publics. Faut-il les en blâmer, quand on sait que d’autres responsables ont été mis en examen en France pour avoir pu laisser penser que leur décision avait été influencée par des considérations économiques ? Vouloir que la sécurité sanitaire soit gérée au même niveau que la sécurité intérieure ou militaire suppose aussi des investissements dont la rentabilité est incertaine au moment de la décision. C’est le cas des commandes de vaccin contre le virus A (H1N1). Mais c’est aussi le cas pour les commandes de stocks de médicaments pour faire face aux menaces bioterroristes. La sécurité sanitaire n’a pas de prix.

Malgré, ou peut-être en raison des progrès scientifiques, les crises sanitaires sont amenées à se multiplier à l’avenir. Cette augmentation résulte à la fois de la mondialisation instantanée des risques infectieux, mais aussi de l’abaissement du seuil de détection des nouveaux événements, et de la tolérance de l’opinion publique, en réponse aux crises précédentes.

Brutales, inévitables, imprévisibles, ces crises constituent des défis majeurs pour les Etats modernes. Nous avons vécu avec l’illusion que nous pouvions prévenir la survenue de ces crises ou au moins les planifier, en nous référant aux modèles des crises industrielles. Nous sommes en train de comprendre que le meilleur moyen de les affronter est d’être capable de détecter les signaux inhabituels et de s’adapter en temps réel à l’évolution des crises. C’est un enjeu nouveau, et de taille, pour les systèmes de santé en France comme ailleurs.

Bibliographie

Gouverner l’imprévisible / Pandémie grippale, SRAS, crises sanitaires, Anne-Claude Crémieux, Editions Tech et Doc, 15 septembre 2009, 120 pages.